Entretien avec Roger Sue, socio-économiste, professeur à l’université Paris Descartes-Sorbonne, membre du CERLIS, président du groupe d’experts de Recherches et Solidarités, administrateur de la Fonda.
Véronique Anger-de Friberg : Dans ton dernier livre « Le spectre totalitaire. Repenser la citoyenneté » (LLL, 2020) tu proposes de redonner sa place à la société civile et de « reprendre le fondement du contrat social en redéfinissant la citoyenneté (…) face à la radicalité simpliste (…) qui nous emmène vers les extrêmes » : quel nouveau pacte, quel nouveau contrat social imaginer pour enclencher un cercle vertueux dans la société, à l’école, au travail… ?
Roger Sue : Nous avons oublié qu’il y a deux sens au mot politique. La et le politique. Nous ne parlons en général que de la politique comme gouvernement en oubliant l’essentiel de son origine, qui est la gestion de la cité (politis) par la société civile elle-même. Sans ce socle du politique, qui fait de l’individu un citoyen actif, la politique apparaît distante de la société, dans toute la verticalité d’un pouvoir suranné, malgré la jeunesse de son président. C’est fortement ressenti dans une société plus mature, plus horizontale, avide d’expressivité comme l’ont montré les dernières manifestations.
Le contraste est saisissant entre un pouvoir de plus en plus vertical, très investi dans ses fonctions régaliennes de police et de justice et une société civile qui me paraît de plus en plus liée par l’associativité comme nouvelle modalité générale du lien social. Cette associativité est paradoxalement l’effet de l’individualisation croissante de la société qui reste très mal comprise. Plus d’individualité, cela veut dire plus d’égalité (subjective) et plus de socialité. Des exemples : la famille tourne à l’association ; les entreprises sont de plus en plus friandes de ce modèle incontournable dans une société de la connaissance et de l’innovation ; le développement phénoménal des réseaux sociaux est une sorte de miroir numérique de ce lien social. Il faut donc redonner la parole – acte éminemment politique s’il en est – à la société civile, notamment par ses corps intermédiaires que sont les associations.
VA : J’aimerais aborder la question de l’économie sociale et solidaire : l’ESS est un système économique qui place l’humain au centre, au service de l’intérêt général. En tant que chercheur au Cerlis-CNRS, penses-tu qu’il existe-t-il une place pour le développement d’une réelle « sociale économie » -ainsi que tu l’as nommée- avec l’ESS ?
RS : J’ai proposé, pour ma part, le terme de social-économie pour la différencier précisément de l’économie sociale, même si elle s’insère dans ce vaste ensemble. Par social-économie, j’entends non pas une gestion sociale de l’économie et l’humanisation de ses règles comme peuvent le proposer les différentes familles de l’économie sociale, mais du « social » comme principe économique fondamental dans une économie des connaissances qui est avant tout une économie du capital humain, qui incombe peu aux entreprises et déborde largement le secteur public de la formation.
l s’agit aujourd’hui, stade ultime de l’économie avant celle du post-humain, de produire l’individu lui-même dans toutes ses capabilités (cf. La théorie des « capabilités » d’Amartya Sen) qu’il peut réinvestir dans un travail efficient. Il faut regarder l’économie sociale comme une chaîne de plus en plus longue incluant les entreprises à impact social, dont le premier maillon est représenté par la social-économie. C’est devenu un secteur en soi de l’économie, que j’ai proposé de baptiser secteur quaternaire à la suite du tertiaire.
Un bien commun qui ne peut s’autoréguler par la loi de l’offre et la demande et qui profite à l’ensemble de l’économie, à commencer par l’économie marchande. Si l’on oublie ce socle essentiellement constitué d’associations qui représente 80% de l’économie sociale en termes d’effectifs, non seulement on se privera d’une contribution essentielle à l’économie générale de la société mais il y a fort à parier que sans cet ancrage, l’économie sociale dérivera vers l’entreprenariat classique et commercial. Autrement dit, la social-économie à dominante associative n’est pas soluble dans l’ensemble de plus en plus vaste et hétérogène de l’économie sociale dont elle fait néanmoins partie.
VA : « Nous sommes en panne de citoyenneté » dis-tu tout en observant « un réel changement du lien social du fait que tout le monde se prend pour quelqu’un » sur les réseaux sociaux, et parce que « la société s’horizontalise ». « L’association à tous les étages », une utopie à laquelle tu nous convies, permettra-t-elle une nouvelle citoyenneté dans ce contexte où la modernité issue des Lumières est remise en cause ?
RS : La citoyenneté en France s’incarne dans la devise républicaine, et dans l’espace public censé en réaliser la promesse par ses institutions. A l’heure où certains parlent de « désinstitutionalisation » on constate tout au moins qu’elles réalisent de moins en moins cette promesse face à des citoyens désabusés. Le travail qui est né avec la République ne s’illustre pas aujourd’hui comme un progrès des valeurs républicaines. L’école est maintenant considérée (à juste titre) comme le creuset de toutes les inégalités, le service militaire n’existe plus, etc.
Où sont aujourd’hui les espaces publics de citoyenneté ? Le paradoxe est que moins ces espaces existent, plus la politique s’en réclame en fustigeant implicitement la société civile. La participation accompagne la représentation dans l’ordre politique, ne serait-ce que par l’acte de voter. Nous n’avons plus ni l’un ni l’autre. Cette désagrégation du politique alimente par réaction les discours autoritaires. C’est à partir de la société civile et de ses propres mouvements que peut se reconstruire le contrat social. En repartant de son socle qu’est l’association par laquelle les individus s’éprouvent comme libres et égaux avant même de décider comment ils souhaitent se gouverner. Est-ce un hasard si tous les grands carrefours de l’histoire réactualisent la question de l’association depuis les Grecs, en passant par 1789, 1848, 1936, 1945, 1968… ? L’association est l’essence du politique et de la démocratie, chaque époque doit en réactualiser la promesse. Nous en sommes loin.
*Cette rubrique qui fait écho au Forum Changer d’Ère créé et organisé par Véronique Anger-de Friberg.
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