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Les simples délectations de Chantal Pelletier et Isabelle Guichard

Chantal Pelletier, la romancière, et Isabelle Guichard, la vigneronne, se sont retrouvées début juin autour d'une longue et belle table au domaine des Mourguettes, dans le massif d'Uchaux, au bonheur d'Onzième Sens.


Photos de © Matthieu Prier



Une correspondance, entre une femme et un homme, deux hommes, deux femmes, c'est un thème à variations, la naissance d'une relation qui unit dans le temps et l'espace, avec, toujours, un point de départ. Isabelle est vigneronne de coeur, inscrite dans des terroirs discrets, Chantal exerce le délicat métier d'écrivaine. Il a fallu une cité de remparts et de murmures pour les accorder. Avignon n'est pas que ville de passage, festivalière et saisonnière, soumise au mistral, c'est aussi un carrefour permanent pour celles et ceux qui croient encore à la force de l'esprit. Parmi les artistes, les intellectuels qui flirtent d'entres les venelles, il existe un groupe associatif qui fédère les femmes engagées dans la culture accessible, vivante, en mouvement : les Papestes, dont l'objet est "organiser et soutenir des projets fondés sur une dynamique d'avenir et de partage dans les domaines de la culture, l'économie, le sport, la santé, notamment pour la promotion des activités féminines". Isabelle et Chantal s'y sont retrouvées, la première venant du nord du Vaucluse, du massif d'Uchaux, sur la frontière de la Drôme provençale, la seconde vivant intra muros, sur une porte de remparts d'où l'on ressent la force du Rhône si proche. C'est bien la première question que nous leur avons posé ? Où ? Aux Papestes, évidemment, mais sans trop nous raconter. Certainement au détour d'un éclat de rire, puisque si la vie réserve plus de peps à certaines, Isabelle et Chantal connaissent le privilège des enthousiasmes.



C'est sur une idée de Clémentine Thiebault, sur les terres de Patricia et Joël Jacquet, que nous avions contacté Chantal Pelletier, romancière au long cours, publiée dans la prestigieuse Série Noire de la NRF. Et lorsque nous lui avions suggéré de penser à une silhouette du monde du vin, la réponse avait fusé : "Isabelle Guichard, c'est une femme admirable". L'affaire était entendue. Date retenue pour la mi-juin, lorsque le printemps est déjà étouffé par l'été. Chantal nous attend dans son quartier de la Porte Saint-Roch à Avignon, sous une presque canicule. La route pour le Domaine des Mourguettes passe par les collines du nord du Vaucluse, où les pinèdes partagent le paysage avec le blé, l'épeautre, la vigne. C'est en cheminant que l'on interroge Chantal sur ses goûts en vins. Les mots de la romancière sont précis, comme son écriture. En cette année 2022, elle livre son vingtième roman, "Sens Interdits" (Gallimard / Série Noire), parmi ce que l'on qualifiera volontiers d'oeuvre (20 romans, 10 recueils de nouvelles, six documents, trois volumes jeunesse, une vingtaine de scénarios, mais encore 5 pièces de théâtre). Quelques titres claquent parmi les romans : "Tirez sur le caviste", "Nos derniers festins"... Le goût en tout, la gastronomie, le plaisir, tryptique soutenu par Chantal dans ses publications. Et si cette dernière a animé trois années durant "Toutes les saveurs du monde" avec Olivier Roellinger au festival Étonnants Voyageurs, cela tombe sous le sens de son inclinaison pour les hédonismes qui nous lient toutes et tous.



La couverture de "Sens interdits" nous entraîne dans le monde de Chantal Pelletier à travers cette dystopie lascive, cruelle, qui nous emmène en 2046 en Provence, quand l'abstinence s'impose pour règle de non-vie, et lorsque les interdits régissent les existences. Un pied de nez aux moralismes d'aujourd'hui. Oui, il est question avant tout de libertés menacées, de gourmandise prohibéee, de censure et de contraintes sur nos corps et nos esprits. Heureusement, en juin 2022, la police alimentaire de "Sens interdits" ne sévit pas encore. Nous roulons donc dans ce paysage de cocagne, pour rejoindre quelques heures de plaisir, sur les terres d'Isabelle Guichard.


Et donc, Chantal, elle aime quoi ?


"Je ne bois presque plus de vin, seulement du champagne, mais toujours pour fêter quelque chose... Le vin, désormais, je le renifle et je trinque, pourtant l'ivresse m'a beaucoup intéressée autrefois...". Chantal évoque le vin avec déréliction, non pas un comme un désenchantement, mais plutôt un regret. Heureusement, au-delà des derniers virages dans un terroir joliment sculpté, on la surprendra pactiser avec hier. Elle commente les coteaux qui défilent : "J'adore les paysages cultivés. J'adore ce mot cultivé, dans son double sens... Ici, c'est bien, il n'y a pas trop de vigne, il y a de tout, c'est équilibré, je désespère de trop de vin, de trop de quantité. Quand il y a trop de vignes, c'est qu'on a coupé des arbres, et je n'aime pas ça. Qu'on coupe les arbres".




On parvient aux Mourguettes, sur la route entre Uchaux et Bollène, au zénith. Des arbres, il y en a encore, beaucoup, sur les crêtes, à l'horizon, où domine le Ventoux. Et la vigne se veut douce, d'une pente tendre. On l'effleure depuis la longue terrasse de la demeure contemporaine d'Isabelle et Arnaud Guichard, où l'espace vie rejoint l'espace création. Le bois, le béton, et le verre relient la maison à la cave. Les sourires aux soupirs.


"Bienvenue !".


C'est bien le mot qui caractérise Isabelle Guichard. Bienvenue. Dans cette maison épurée pour laisser place à l'esprit. Le regard vif, les mots simples. L'on s'assied à une longue table boisée comme si cette maison récente avait toujours existé, et comme si l'on y prenait place depuis toujours. Cela fait un peu plus d'un an, pourtant, qu'Isabelle et Arnaud y sont pleinement installés. À même leur première parcelle, plein sud, pleine lumière, dos au vent dominant, pleine joie.



Lumière. C'est la seconde dénomination. Avant même de parler vin. On comprend pourquoi Chantal et Isabelle se sont trouvées. Et on imagine volontiers, qu'elles n'ont pas eu tant de choses à se dire, l'une, l'autre, pour en savoir beaucoup. Chantal observe Isabelle parler de sa trajectoire - de leur trajectoire avec Arnaud - avec une vraie admiration. Auparavant, ils oeuvraient à Sainte-Cécile-les-Vignes, plus au sud, et pendant des mois, le temps du chantier, ils ont "campé" sur cette terrasse. La cave a été terminée en septembre 2021. Ici, juste au-dessus de cette parcelle plurielle de grenache, cinsault, syrah, clairette.


Isabelle nous a invités pour un déjeuner tranquille, ciselé. Nous avons réclamé, pour l'accompagner, la cuvée éponyme des Mourguettes. LA cuvée. Puisque pour l'heure, le domaine en produit une unique (au grand soulagement de Matthieu, le photographe culte de Onzième Sens, à peine remis d'une toute petite nuit).


Chantal reniflera-t-elle seulement "Les Mourguettes", pour ensuite trinquer ? Pas de Sens Interdits en ce samedi trop radieux de juin, quand les grappes se rétractent sous un soleil implacable. On gôute toutes et tous cette envie soudaine de fruits rouges, et noirs. Et bien entendu d'arômes de ce sud cramoisi depuis trois étés : le romarin est bien là, crête de fraîcheur, assurance de lien et de multifloraison pour ce vin créé pour se parler.


On parle table, plaisirs, plaisirs de la table. Puisque les deux Papestes partagent les mots et les mets, écrivent l'une et l'autre les simples délectations. Isabelle met un point d'honneur à relier le geste à l'écrit, avec la publication de trois ouvrages gourmants : Recettes de vendangeurs paru au Rouergue en 2012, Précis à l'image de ceux qui pensent que Demeter n'est qu'une déesse grecque et Le gâteau de voyage parus aux éditions de l'Epure en 2017 et 2022. Ce samedi, le dernier titre n'est pas encore paru. C'est une question de jours. On adore cette maison d'édition de l'Épure, et son choix éditorial sobre, clair, dédié aux produits de la terre, aux recettes justement ancrées. De ce dont nous avons besoin, et rien de plus.



Nous avons besoin de tablées, et d'esprit. Pourtant rien n'est si simple, comme avertit Chantal : "La cuisine est aussi le lieu des grands drames... La société commence à se "cailler"..." Mais pas aujourd'hui, puisque l'on rit beaucoup, et Chantal qui rompt son pacte d'abstinence et reprend un verre, en se lamentant presque, mais personne ne la plaint vraiment, même si tout est si juste : "On valorise le goût parce qu'on le perd, c'est terrible l'hésitation des mots...". On les retrouve ensemble, ces mots : explosion au nez, toujours le fruit, encore le fruit (et vive le fruit), jolie tension, besoin d'y revenir (sauf pour Matthieu puni par sa nuit blanche).


C'est l'heure du dessert, un gâteau léger, à la crême de marron, et l'heure de visiter la cave, de parler du domaine, en agriculture biologique, et en biodynamie (comment ici en douter ???), des grès à ciment calcaire sur lesquels s'épanouissent les ceps de la vingtaine de vignerons du massif d'Uchaux, entre la grande vallée et les premiers contreforts de Provence, sans logique productiviste. On vénère les petits rendements, les parcelles raisonnables, l'art de faire du beau et du bien avec peu, et en financement parcitipatif aussi pour Isabelle et Arnaud, sur un peu plus de deux hectares - répartis sur trois terroirs - où cohabitent tant de cépages : grenache, syrah, mourvèdre, counoise, cinsault, vaccarèse, clairette, roussanne, chardonnay, merlot et grenache blanc. Avec donc pour assemblage, le choix de la reine Isabelle, pour magnifier sa mono-cuvée.


On a tout à coup une mauvaise idée : prendre des photos dans les vignes. Il fait 39 degrés, sous un soleil cru. Chantal, d'expérience, dit non. Matthieu entraîne Isabelle dans les rangs de grenache. Encore trop tôt pour le chant des cigales, pas pour l'insolation concernant Matthieu. On se perd un peu sur le chemin du retour, pas tout à fait ivres, seulement heureux, avec la voix d'Isabelle, et la discrétion d'Arnaud, pour nous accompagner encore. Avant de quitter les Mourguettes, j'avais confié à Chantal et à Isabelle le soin d'écrire quelques lignes l'une sur l'autre.



Isabelle, à propos de Chantal :


"Elle s’avance vers ma cave le pas léger, toute fine, droite, le joli port de tête altier. Je l’imagine sobre, dans la retenue et plonge dans ses livres en imaginant alors un récit tenu, posé, distancié, calme …


Et je prends une grande bouffée / claque d’air frais absolument salutaire.


Les propos sont crus, drôles, directs et francs. Chantal ne s’embarrasse ni de fadeur ni de propos mièvres. Le ton est haché, précipité, les récits sont saupoudrés d’épices qu’elle connaît très bien et émaillés de recettes savoureuses. Chantal manie les mots comme une grande cheffe /cuisinière : avec habileté, sans hésitation mais parfois avec quelques nuances.


Elle ne craint pas de trancher dans le vif et de surprendre le lecteur, ce qui me ravit."


Chantal, à propos d'Isabelle :


"J’ai d’abord bu ses paroles, la façon dont elle parle de ses vignes, sa passion, puis j’ai lu dans ses livres son plaisir de cuisiner pour les autres et ses aventures dingues pour nourrir ses plants, leur donner le meilleur, j’ai applaudi le paysage qu’elle crée aux Mourguettes, sa maison contemporaine idéalement ouverte sur ses brigades de ceps qu’elle appelle affectueusement de tous leurs petits noms, les figuiers, oliviers et mûriers qu’elle plante pour redonner du sens, de l’ombre et de la beauté à son morceau de monde, le scintillement écarlate de son vin dans mon verre, les beaux fruits qu’offrent ses parfums et ses saveurs fraiches et gaies qui, comme elle, donnent envie de partager."


C'est ainsi qu'Onzième Sens vous souhaite le plus bel été.



Vincent Crouzet




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