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La vie est un combat plus ou moins âpre qui n’est fait que pour nous



Entretien avec Anne-Lyse Chabert, Philosophe, auteur de « Vivre son destin, vivre sa pensée » (Albin Michel)


Réalisée par Gabrielle Halpern




L’un des plus grands intellectuels du XXe siècle, Elias Canetti écrivait que « ce que l’on n’est pas encore capable d’exprimer se dérobe également au regard ». Ainsi ne pourrait-on voir que ce l’on est capable de dire ? Quand le philosophe anglais John Langshaw Austin déclarait que « dire, c’est faire », Elias Canetti répond que « dire, c’est voir ». Qu’en pensez-vous ?


J’aurais tendance, pour commencer, à dire qu’il ne faut pas chercher à tout exprimer : il y a des choses qu’on ne pourra jamais dire, il ne faut pas présenter comme un progrès systématique l’expression qui gagne dont parle Canetti. Mais ça ne veut pas dire que cet indicible n’existe pas, c’est même le principe de la mystique de prendre en garde les zones d’obscurité du réel, surtout quand elles ne se prêtent pas immédiatement au langage. La poésie nous dit quelque chose de cela : il y a toujours mille manières de mettre en mots l’indéracinable d’un poème, même si le lecteur n’aboutit in fine jamais à la même expérience poétique. Il y a le regard du poète qui transforme la réalité et qui donne au poème son caractère unique, sa force de singularité. Et puis il y a la métamorphose de ce qu’en fait le lecteur, au regard de sa façon de voir, de son passé, de tout ce qui le rend irremplaçable. La poésie est donc une création unique à chaque fois renouvelée : elle ne se mesure pas, elle ne s’évalue pas. Elle est en dehors de toute volonté de contrôle, de tout caractère systématique, totalisant.



Ce qui est sûr, c’est qu’à notre époque, on a bien plutôt tendance à faire primer le « faire » sur le « dire », et même à essayer de transformer le « dire » en « faire ». C’est alors que l’expression n’est plus qu’une forme de calcul, un discours mesuré, raisonnable et évaluable en toute logique, qui ne saisit plus rien de cet essentiel invisible, sans doute ce que Heidegger entend par « être » dans toute son œuvre, et que l’on ne peut pas voir a priori, qui reste caché - au risque parfois même de l’oubli - si l’on ne fait pas l’effort d’aller vers cet état des choses.


En disant, ce n’est donc pas moi qui fais exister la chose dont je parle. Mais c’est moi qui lui donne une reconnaissance, à travers mon regard, l’attention que je lui porte, cette « con-sidération » dont parle Marielle Macé dans Sidérer, considérer. Je ne la laisse pas simplement au stade de la sidération de l’immédiat : c’est toujours à contre-courant de cette immédiateté sidérante que la considération prend forme.


Si dire, c’est « voir », comme j’en suis intimement convaincue, reste à se donner la possibilité de ce « voir » si particulier de ce qui ne se donne pas a priori. La condition première, c’est bien sûr d’avoir et de prendre le temps qu’il faut, non pas pour pousser la chose à son état de réalité, mais en la laissant venir tout simplement vers moi. Et pour cela il faut que je sache attendre avec toute la vigilance que cela demande. Il faut également pouvoir se donner un espace qui permette à cet intangible de se déployer, comme si avant de dire, ou de voir, il fallait pouvoir concevoir, observer et écouter l’invisible, avec tout le fragile que la notion sous-entend, au risque de l’évanescence. Je me rappelle une réplique où Michel Butor expliquait son plaisir à lire Proust, venu seulement au bout de quelques milliers de pages de la Recherche du temps perdu, il avait comparé cette œuvre dont on s’approche au fil de la lecture à un château dont on s’approche, au départ trop ténébreux pour inviter à une lecture amicale, puis dont l’image était devenue plus claire au fil des pages jusqu’à le passionner.


Les crises successives, - sanitaire, géopolitique, énergétique, écologique -, semblent nous rendre impuissants. Comment appeler chacun à sa responsabilité individuelle, et finalement au courage ?


Je pense justement que si l’on traverse une période de crise, c’est qu’il y a un basculement possible donc encore un choix à faire comme le veut l’étymologie du mot « crise », il faut bien le garder à l’esprit. C’est-à-dire que tout n’est pas joué puisque nous sommes précisément sur un point d’équilibre instable où vont se dessiner les orientations à venir de notre vivre-ensemble selon les directives que nous choisissons de lui donner. La conscience de ce basculement dont nous détenons les rênes et dont nous sommes en partie les acteurs est essentielle d’après moi ; elle rappelle à chacun, elle me rappelle à moi que je peux jouer, à mon échelle, une part déterminante sur le destin d’une humanité beaucoup plus large, beaucoup plus lointaine que celle de ma simple personne ou de ma simple génération.


Je ne sais pas si on peut appeler au courage par les mots ; ce que je sais en revanche – et l’expérience me l’a montré maintes fois – c’est qu’on peut être profondément inspiré par des exemples vivants, qu’ils soient bien connus ou non du grand public, qui nous montrent une certaine façon de vivre, de faire ou d’agir, qui est en résonance avec nos aspirations profondes et que nous osons seulement mettre en œuvre à partir de ce premier geste de transmission. Bergson parlait déjà de la valeur de l’exemple à travers la figure du « héros » dans Les Deux Sources de la Morale et de la Religion. Pour ma part, si j’adopte la généralité de cette façon de considérer les choses, il me semble quand même que ce qui peut nous inspirer le plus dans la vie ne relève pas toujours de personnages reconnus, et c’est peut-être même l’inverse puisque ce sont souvent des gestes de différentes personnes proches de nous mais complètement inconnues par ailleurs qui ont participé à conduire notre propre destinée. Je suivrai plutôt la modestie intrinsèque de Levinas qui met en lumière la « petite bonté » (Entre nous d’après un passage de Vassili Grossman) :


« Vassili Grossman, dans Vie et destin – livre si impressionnant au lendemain des crises majeures de notre siècle – […] pense que la « petite bonté » allant d’un homme à son prochain, se perd et se déforme dès qu’elle se cherche organisation et universalité et système, dès qu’elle se veut doctrine, traité de politique et de théologie, Parti, Etat et même Eglise. Elle resterait pourtant le seul refuge du Bien dans l’Etre. Invaincue, elle subit la violence du Mal que, petite bonté, elle ne saurait ni vaincre, ni chasser. Petite bonté n’allant que d’homme à homme, sans traverser les lieux et les espaces où se déroulent événements et forces ! Remarquable utopie du Bien ou le secret de son au-delà. »

Je ne résiste pas au plaisir de citer Grossman lui-même qui met bien en avant que la force de cette bonté, c’est justement qu’elle est accomplie la plupart du temps par des anonymes, si ce n’est par certains de nos proches, c’est-à-dire par des gens qui n’attendront en rien une reconnaissance pour ce qu’ils font, ils le font tout simplement. Et c’est peut-être là que réside toute la beauté du geste convoqué.


« Cette bonté privée d’un individu à l’égard d’un autre individu est une bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie. On pourrait la qualifier de bonté sans pensée. La bonté des hommes hors du bien religieux ou social. Mais, si nous y réfléchissons, nous voyons que cette bonté privée, occasionnelle, sans idéologie, est éternelle. Elle s’étend sur tout ce qui vit, même sur la souris, même sur la branche cassée que le passant, s’arrêtant un instant, remet dans une bonne position pour qu’elle puisse cicatriser et revivre. »


A ce « à quoi bon ? » que j’entends déjà de la part des plus matérialistes, étant donné que l’homme est fini et donc voué à la mort quoiqu’il fasse au cours de sa vie, nous rétorquons avec John Scott Fitzgerald dans La fêlure que la marque d’une intelligence de premier plan est bien cette capacité à tenir entre eux des éléments très contradictoires comme par exemple ceux qui ont composé notre vie, et le fait que nous allons mourir quand même : nous devrions « être capable de voir que les choses sont sans espoir et pourtant déterminé à les changer. » (J.S. Fitzgerald, La fêlure et autres nouvelles, éd. Gallimard). Plus qu’une simple intelligence, une force d’âme qui montre et fait résonner la voie d’un engagement, sans doute celui d’accueillir l’autre dans toute sa différence, et l’autre en moi pour commencer, cet autre qui bouscule mes équilibres de vie, contrariétés que je suis pourtant tenue de tenir ensemble à ma mesure. Car l’autre, s’il est ma plus grande menace, est dans le même temps ma plus grande chance.


Les philosophes, - et les théologiens -, ont souvent séparé le corps de l’esprit, afin de mieux diaboliser le premier et mieux valoriser le second. Pourtant, les progrès de la médecine avançant, il apparaît une relation mystérieuse entre eux. Comment analysez-vous leurs liens ? Quel est selon vous le pouvoir de l’un sur l’autre, et inversement ?


Nos appuis les plus courants de pensée à partir de liens d’antithèse ne valent jamais ; de plus la question des liens entre corps et esprit n’est en outre pas seulement complexe, elle est d’abord proprement indicible.


De mon point de vue, un être humain donné est à la fois son âme et son corps, c’est d’ailleurs le sens (et le titre d’ailleurs) du chapitre sur le corps de mon ouvrage Vivre son destin, vivre sa pensée (Albin Michel, 2021) qui s’intitule « L’envers et l’endroit d’un même regard ». On ne peut donc pas parler d’un pouvoir de l’un sur l’autre puisque cela reviendrait à essayer de parler d’un pouvoir qu’aurait une entité sur elle-même.


Tous les deux doivent agir de concert, apprendre réciproquement l’un de l’autre, en développant chacun une écoute attentive et finement articulée à son partenaire. Dans la réalité, ce sont des coéquipiers qui devraient, dans l’idéal, interagir de façon très coordonnée et intelligente ; s’il n’y a pas à proprement parler de pouvoir de l’un sur l’autre, chacun exprime à sa manière le même phénomène – soit respectivement avec les expressions du corps, soit avec celles de l’esprit – tels les retentissements psychosomatiques, ou les hyper-stimulations du corps qui rejaillissent sur les états d’âme, telles les grosses fatigues, ou encore le manque de sommeil, pour prendre quelques exemples qui sont des répercussions immédiates. Pour moi, corps et esprit sont comme deux coéquipiers qui peuvent en partie tenter de compenser les limites de l’autre, et qui ne se lâcheront pas d’un pouce au cours d’une même existence, même si évidemment chacun des deux évolue et est susceptible de co-évoluer différemment de son partenaire si nous ne veillons pas à maintenir une certaine forme d’harmonie. J’ai pensé à donner à lire l’extrait d’un courrier où je parlais de ce lien métaphorisé à un ami. C’est bien dire le caractère inextricablement mystérieux de cette relation qui ne peut être exprimée que de manière oblique – dans un jeu permanent entre le « montré » et le « caché » – ici dans un poème :


« Voici l’extrait d’un nouveau monde tout droit jailli hors de lui-même, et ce dès l’effraction offerte par l’absence d’un dieu invincible. Mais c’était oublier trop vite la patiente contrepartie de celui qu’on avait pris l’habitude d’appeler « l’illustre boiteux », d’une claudication à nulle autre pareille, ce grand solitaire qui savait se faire orfèvre à ses heures tout en sachant extraire en force de gros blocs de minerais à d’autres, luttant en permanence contre ces emporte-pièces du quotidien qui lui taillaient des habits toujours trop petits ou trop grands, donnant en cela raison à sa laideur. Il fallait apprendre à jouer sur cette enclume qui n’était destinée qu’à moi.[…]

Ainsi cédait-il la parole au bouclier qu’il était en train de réaliser pour moi, et qui s’inscrivait lettre à lettre :

Je te servirai contre vents et marées ; quand tous tes compagnons d’infortune t’auraient quitté je serai encore là. Je ne te quitterai pas d’un pas, je ne te lâcherai pas d’un pouce. Nous réfléchirons ensemble les mauvais échos de tes affrontements ; ton rayon spécial détournera ce mal en autant d’incantations. Tes adversaires, je les rendrai inoffensifs en les désarmant d’une lumière capable d’ombre. Je serai pour toi un monde tout entier dans lequel tu n’auras qu’à plonger tes regards quand trop de poids t’alourdira. Je serai la vigueur d’un chemin chantant toujours à tue-tête que chaque jour est une vie, une vigueur pourtant toujours traversée d’une humilité qui en déroutera plus d’un. Je t’aiderai à avancer d’énigme en énigme jusqu’à la dernière que je te confierai à toi seule ; ce sera la mienne, celle d’un reflet étrangement ressemblant aux dissonances pourtant si surprenantes en même temps. L’ultime secret dont il faudra prendre soin toute ta vie.


Mais si tu choisis de faire ta route avec moi, sache qu’il te faudra la force d’âme d’endurer l’inépuisable. Car si je suis ta force obscure, je serai aussi ta bouche d’ombre à déranger constamment la fluidité de tes moindres habitudes, à blesser dans un unique vacillement chacun de tes mouvements. Au fil des séparations avec les extérieurs qui te rendront toujours plus à l’image d’un Tantale, je deviendrai davantage ton essentiel, davantage le quartier général auquel tu te rallieras si souvent. Il faudra être prêt à ce que tes larmes embrassent le monde tout entier dans un seul et même consentement à rejouer sans cesse. Car oui, je serai la guerre logée à demeure, une guerre où ce sera à toi de tenir tous les contrastes du quotidien ensemble, fussent-ils incompatibles. Et nous finirons par ne faire plus qu’un si bien que quand l’un de nous disparaîtra, l’autre perdra instantanément dans un même évanouissement toute sa présence. Là est un des grands secrets dont je voulais honorer ta présence, exhortation à une confiance toujours neuve dans l’avenir. Pas plus que les autres, tu ne connaîtras le mot de la fin ; mais il n’y aura plus à en être inquiet. Pense tout simplement à cet avenir où il y a encore tant à faire. Car si la maturité c’est d’aller jusqu’au bout, tu m’accorderas d’un clin d’œil que commencer, c’est le privilège de la jeunesse. »


Quelles sont à vos yeux les valeurs les plus importantes et quelles seraient celles qu’il conviendrait de transmettre aux générations futures, en vue du monde qui vient ?


Je me méfie de ce mot « valeurs », ou encore pire de ses avatars sous lesquels il peut sournoisement prendre forme, à l’instar de Nietzsche qui démasquait déjà dans la notion le caractère d’une idole, c’est-à-dire d’une création que l’on a fini par figer pour l’élever au rang de la morale, entre le Bien et le Mal (la fameuse « moraline »). Je me garderai donc d’affirmer des idéaux à suivre, le philosophe n’étant pas – et peut-être même doit-il s’intercaler à rebours des mouvements de ces derniers – un directeur de conscience.


Mais je peux tout de même tenter quelques pistes qui me paraissent les plus pertinentes, moi qui ai maintenant une petite expérience de la vie. Il me semble avant tout fondamental de faire n’importe quelle chose dans l’existence, choses qui peuvent être tour à tour joyeuses ou relativement ingrates, avec envie. Je me souviendrai toujours de cette merveilleuse phrase de Colette qui disait que nous avions le droit de faire des bêtises, mais seulement si nous les faisions avec enthousiasme. C’était une façon de convier à ne s’engager que dans les choses dans lesquelles nous croyons profondément, qui revêtent un sens pour nous, et que nous ne ferons donc pas à moitié. Une fois que nous avons rendu nôtre et accueilli pleinement n’importe quelle réalité, il est bien plus facile d’y faire face. C’est paradoxalement notre part de consentement qui nous rend acteur de notre destinée, cette part de création propre à chacun qui peut nous rendre irremplaçable. Là où on voit que la responsabilité n’est plus un fardeau comme on la voit traditionnellement, mais un levier qui nous donne une prise sur nos vies.


Ma boussole intérieure irait dans un second temps à l’affirmation que la vie, c’est aussi un combat plus ou moins âpre, aussi chatoyant que déroutant parfois ; un combat qui n’est fait que pour nous, et qui mérite d’être vécu quoi qu’on en dise. La vie n’est jamais qu’une juxtaposition d’acquis, offerts à disposition sur un plateau d’argent ; il faut aller chercher les choses pour les rendre siennes et s’élever ainsi à la qualité d’acteur de sa vie.


D’autres grands principes me viennent mais je ne les développerai pas ici : ma tante me disait souvent qu’on pouvait tomber, mais que l’essentiel était de se relever après. Cette phrase m’a beaucoup aidée à prendre le parti des échecs que j’ai pu rencontrer dans l’existence, et qui se sont parfois transformés en réussite.


Enfin, s’il y avait un grand principe à transmettre, cette fois plus personnel, ce serait d’apprendre à s’occuper modestement du plus petit paradoxalement. C’est sans doute de la vulnérabilité que nous sommes le plus à même d’apprendre puisqu’elle nous montre qu’on peut faire autrement, puisque l’on fait déjà autrement.


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