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Tout directeur d’école a une double responsabilité : à l’égard des étudiants et à l’égard du monde


Interview d’Emmanuel Tibloux, Directeur de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs

Vous êtes aujourd’hui à la tête de l’École nationale supérieure des arts décoratifs. Quel a été votre parcours avant et comment vous êtes-vous dirigé vers les arts décoratifs ?

Je viens des lettres et des sciences humaines : c’est à la fois ma formation initiale, en classe préparatoire, à l’ENS et à l’Université, et ma première activité professionnelle, d’enseignement et de recherche, à l’Université. Mes recherches portent alors sur un auteur qui va beaucoup compter pour moi par la suite : Georges Bataille, dont je retiens en particulier la puissance de débordement des spécialisations et des assignations, comme de toute fonction. Ensuite, il y a une conjonction d’événements plus ou moins provoqués ou hasardeux : une forme de lassitude à l’égard de l’enseignement et de la recherche universitaires en littérature ; une invitation à intervenir dans une école des beaux-arts, à Rennes ; la proposition de diriger un Institut français, à Bilbao ; ma candidature acceptée à la direction des beaux-arts de Valence, dans la Drôme. Nous sommes alors en 2004 ; je n’ai depuis lors pas quitté le milieu des écoles d’art et design. Celui-ci concentre ce qui fait à mes yeux tout le sel de l’existence : la création artistique, l’éducation, la jeunesse, la complexité, le bien commun, le désir, l’utopie, la pensée critique, le questionnement sur l’époque. Après avoir dirigé ensuite les écoles de Saint-Etienne et Lyon, cela fait trois ans maintenant que je suis à la tête de l’École des Arts Décoratifs. Par sa richesse et sa complexité, c’est l’une des écoles les plus passionnantes qui se puisse concevoir. Vous avez décidé d’insuffler un vrai tournant écologique à l’institution. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi et quelles actions vous avez mises en œuvre ?

Tout directeur d’école a une double responsabilité : à l’égard des étudiants et à l’égard du monde. De ces deux points de vue, nous n’avons pas le choix : l’urgence écologique est à la fois portée par la jeunesse et exigée par la planète, l’école doit y répondre. La grève scolaire qui fut engagée par Greta Thunberg en 2018 et se répandit dans la jeunesse mondiale visait juste : si l’école ne fait pas de la crise climatique un sujet majeur, elle renonce à sa vocation essentielle. L’école est le lieu par excellence où les générations futures doivent nous rappeler à notre responsabilité et où nous devons nous montrer à la hauteur de celle-ci. C’est encore plus vrai pour l’École des Arts Décoratifs : ayant pour mission de former des artistes et des designers, elle joue un rôle essentiel dans la configuration de nos milieux de vie, qui sont à la fois réels et imaginaires, matériels et visuels, analogiques et numériques. C’est pourquoi nous avons adopté un plan de transition écologique, qui décline une vingtaine d’actions sur trois volets : la formation et la recherche, l’organisation et la vie de l’école, la projection vers l’extérieur. En quoi les arts décoratifs peuvent-ils constituer un véritable laboratoire de solutions aux multiples problèmes auxquels notre société fait face ?

En ceci précisément que les arts décoratifs portent avec eux la conception de nos milieux de vie. Le décor n’est pas le superficiel, il est ce qui nous environne, ce qui médiatise notre présence au monde. Mettre la création artistique au service de la société : telle est la mission de l’école depuis son origine, dans la tradition des arts appliqués, réactualisée par des outils et des méthodes innovantes, le numérique ou le design notamment. Cette démarche se décline à travers les dix secteurs de l’école, qui couvrent les différents champs du design (objet et service, graphique et multimédia, textile, vêtement), mais aussi les pratiques artistiques (photo, vidéo, image imprimée, installation, peinture, performance), la scénographie, l’architecture intérieure et le cinéma d’animation. Au-delà de cette approche sectorielle, l’école articule étroitement les approches théoriques, pratiques et techniques, de façon à se donner les moyens de prendre la mesure de la complexité du réel. Si bien que nos étudiants sont vraiment armés pour prendre le réel à bras le corps. La mission d’une école est-elle de former des élèves pour qu’ils transforment le monde ?

C’est en effet une formule que j’ai déjà employée, notamment pour dépasser l’imaginaire dominant de l’insertion professionnelle, que je trouve très pauvre, et pour rappeler le rôle politique et social des écoles. Mais ce qui me frappe aujourd’hui, c’est à quel point l’école est aussi transformée par les élèves qu’elle forme. Se tenant sur la brèche du présent, exposée au grand air du temps, l’école est toujours en tension entre l’ancien et le nouveau. Comment veiller à ce que cette tension ne prenne pas la forme de la crise mais celle d’une articulation féconde ? Comment accueillir dans l’école les grandes transformations sociales de notre temps ? Ce sont des questions essentielles que nous nous posons beaucoup en ce moment aux Arts Déco, sous l’effet de la poussée des trois grandes forces de transformation à l’œuvre aujourd’hui, écologique, féministe et décoloniale. Parce que je suis fermement convaincu que l’école et la création artistique ont vocation à œuvrer à l’émancipation humaine et à l’habitabilité du monde, je considère que mon rôle est d’accompagner ces forces, en veillant à composer au mieux avec elles et à nous les approprier. Pour revenir plus précisément à votre question, je dirais aujourd’hui que l’école ne forme des transformateurs que pour autant qu’elle accepte de se transformer elle-même. L’École nationale supérieure des arts décoratifs a changé d’identité visuelle l’an dernier. Quelle mutation cette nouvelle identité symbolise-t-elle ?

Vous pointez très justement le défi qui était le nôtre : élaborer une identité, soit a priori quelque chose de fixe, pour une mutation. L’ancienne identité avait sans doute déjà voulu relever un tel défi, à en juger par ses bandes jaunes et blanches qui évoquent l’univers du chantier. La proposition que nous avons choisie, qui émane d’un groupe de jeunes diplômés de l’école, réunit de nombreux atouts. Fondée sur un double langage, typographique et ornemental, qui se décline en une série de caractères, pictogrammes et motifs, elle présente un aspect à la fois fluide et éclaté parfaitement en phase avec la fluidité et l’éclatement auxquels est aujourd’hui soumise la notion même d’identité. En optant résolument pour un parti pris décoratif, elle met par ailleurs l’accent sur la dimension du décor, que l’école porte à même son nom et que je tiens à assumer pleinement. C’est aussi une façon de s’extraire des canons stylistiques de la modernité, de son idéal fonctionnaliste et standardisé, et de signifier par là-même que nous ne pouvons plus souscrire au grand récit moderne de l’abondance et du progrès. J’aime enfin que ce soit un collectif de jeunes designers que personne n’attendait qui ait remporté le concours, avec une proposition pleine de fraîcheur et d’humour : il y a là une forme joyeuse d’affirmation qui vient célébrer les vertus du collectif, de la jeunesse, du rire et de l’inattendu. Le monde étant de plus en plus hybride, il n’est désormais plus possible d’enseigner les matières, les sciences et les disciplines en silos. Qu’en pensez-vous ? Comment repenser la pédagogie pour qu’elle aille vers une véritable hybridation des mondes, des approches et des idées ?

L’hybridation me semble être en effet une notion pertinente pour penser l’évolution du monde, dans le sens notamment d’une complexité accrue. Les acteurs de l’enseignement supérieur en ont pris conscience, qui se sont engagés depuis plusieurs années dans une remise en question de l’organisation en silos des formations. C’est la même démarche que nous menons à l’École des Arts Décoratifs, en questionnant notre organisation sectorisée, au plan général et plus particulièrement à l’endroit de nos Masters. Plusieurs orientations me semblent à cet égard dignes d’intérêt. La première est la notion de parcours de l’étudiant : considérer le cursus comme un parcours qu’on se construit à travers les disciplines et les ateliers. La notion de projet est également essentielle, en ce qu’elle permet de catalyser une grande diversité d’approches. Il en va de même de l’activité de recherche, que l’on gagne toujours à intégrer et à développer dans le cours même de la formation, dans la mesure où elle implique une méthode qui excède les frontières disciplinaires. Il faut enfin construire des établissements qui favorisent une telle démarche, en intégrant la plus grande diversité de disciplines, tant scientifiques qu’artistiques, c’est le sens notamment d’une université comme PSL. Pour ces différentes raisons, je crois qu’il y a beaucoup à attendre aujourd’hui du design, dans sa capacité précisément à articuler projet, recherche et transdisciplinarité. C’est le sens d’une formule de Moholy-Nagy, l’une des grandes figures du Bauhaus, dans un texte de 1947 intitulé « Le design pour la vie » : « le design : une attitude, pas une profession ». C’est aussi pourquoi le design, aussi étrange que cela puisse paraître, a pour moi quelque chose à voir avec la poésie. Les arts décoratifs sont-ils, par définition, le fruit d’une hybridation, d’un croisement ?

On peut en effet présenter les choses comme cela. Si l’expression « arts décoratifs » est relativement récente – elle date du XIXe siècle – elle s’inscrit dans une longue tradition qui distingue les arts libéraux des arts mécaniques, l’art de la technique, l’artiste de l’artisan, etc. Avec, d’un côté, l’idée d’un art pur et autonome, détaché de la technique comme de toute utilité, où la forme est appréhendée sous le seul aspect de la convenance visuelle : c’est le domaine des beaux-arts. Et, de l’autre, un art en effet hybride, composite, intégrant les savoir-faire, la maîtrise technique, l’idée d’utilité, où la forme est pensée comme la solution d’un problème : c’est le domaine des arts décoratifs. C’est pourquoi je suis convaincu que les arts décoratifs nous concernent encore aujourd’hui, qu’ils ne sont pas derrière, mais devant nous : comme le design, avec lequel ils partagent une heureuse et féconde impureté, ils sont l’une des meilleures voies pour faire face à la complexité critique de notre temps.

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