top of page

Se réconcilier avec la Nature


Tribune de Gabrielle Halpern, Philosophe



crédits photo @ Frédérique Touitou


Au vu de l’urgence climatique, le mot écologie est devenu omniprésent ; désormais, les entreprises, les administrations ou encore les écoles réfléchissent à la manière d’y prendre leur part et leur responsabilité. Cependant, au-delà des actions concrètes mises en œuvre, - le tri, le recyclage, la sobriété, etc. -, il se pourrait bien que le véritable problème soit plus profond et se noue ailleurs. En effet, la question écologique ne pourra être résolue que lorsque nous aurons remis en question notre rapport à la nature ; elle ne sera dénouée que lorsque nous aurons changé notre manière d'appréhender la nature. La question écologique est d’abord une question philosophique[1] !


En étudiant de près[2] la pensée occidentale, de l’Antiquité à nos jours, trois temps apparaissent, qui correspondent à trois manières successives d’aborder la nature : l’humanisme, l’anthropocentrisme et le transhumanisme. Les Présocratiques, puis Platon, Aristote et les autres avaient pour objectif, en construisant progressivement les sciences, d’expliquer la nature. L’être humain n’était plus comme « jeté » dans le monde, parmi les autres animaux et passif comme eux, il devenait peu à peu un sujet, capable de penser le monde. L’incompréhensible se métamorphosant en compréhensible, on découvrait des causes et des conséquences aux événements naturels et, ce faisant, on était capable de les anticiper, de s’y préparer. L’incertain, l’homme le transformait en prévisible, du moins en explicable. C’était l’avènement de l’humanisme, qui faisait entrer l’être humain dans l’histoire du monde.


Puis est venue l’époque moderne, qui ne se contentait déjà plus de faire exister les êtres humains. Il fallait les mettre au centre de la nature et acter leur supériorité par rapport aux autres animaux. Expliquer la nature ne suffisait plus ; nous devions désormais la maîtriser, nous en rendre « comme maîtres et possesseurs », comme l’écrivait le philosophe René Descartes et comme l’ont défendu tant d’autres. Dans cet anthropocentrisme inédit, l’imprévisible se mit à être refoulé, non comme négligeable, mais comme insignifiant. Dans une lettre[3] écrite par René Descartes[4] à Benedetto Castelli[5], un moine bénédictin et mathématicien italien, disciple de Galilée, le philosophe affirme par exemple qu’il ne faut plus parler de « nature ». Tout cela est beaucoup trop « suspect » [6], confus et obscur : la nature recèle quelque chose de magique et d’incertain qui ressemble trop au monde dans lequel vivaient nos ancêtres. Mieux vaut parler de « matière » : une catégorie beaucoup plus rigoureuse, claire et précise. Ce n’est pas un simple changement de mot ; c’est un bouleversement dans le rapport de l’homme à la nature, et en fait, dans le rapport de l’homme à la réalité. En revisitant le langage, Descartes indique la manière dont on doit considérer la nature. Tout ce qui a trait au flou, à l’hybride[7], à l’incertitude, à l’imprévisible, à tout ce qui dépasse l’homme, doit être effacé. La « nature » échappe à l’homme, tandis que la « matière » est malléable à merci. La nature n’est plus ce qui est face à l’homme ou ce dans quoi l’homme vit ; elle devient tout à coup une simple glaise que l’homme peut pétrir, façonner, manier, manipuler, ajuster, à l’envi. Est-ce à cet instant précis que l’idée que l’homme puisse avoir une influence déterminante sur la Nature au point de la métamorphoser, et la découper en morceaux pour la ranger dans des cases utiles, - « les ressources naturelles » -, trouve ses ferments, sa justification, son idéologie ? Emmanuel Kant n’écrivit-il pas que « l’ordre et la régularité, c’est nous-mêmes qui les introduisons dans les phénomènes que nous appelons nature » ? L’époque moderne a vu jaillir un désir de maîtrise immense de l’univers.


Et nous voilà arrivés dans notre monde contemporain, un monde que nous ne nous contentons plus de vouloir expliquer ou dominer, mais que nous entendons recréer, de toute pièce. Ainsi cherchons-nous par exemple à créer de la pluie et de la neige artificielles. Dans ce désir de re-création de la nature, l’être humain entend annihiler toute possibilité d’imprévisibilité ; il entend refuser à la nature toute possibilité de lui échapper. Il ne s’affirme plus seulement comme un animal différent, au centre du monde ; le transhumanisme entend en faire un dieu omnipotent, omniscient et immortel.


La crise que nous traversons n’est pas d’abord écologique, énergétique, économique, financière, sociale, institutionnelle, territoriale ou politique ; ce que nous vivons, c’est avant tout une crise de notre rapport à la réalité[8].



[1] Gabrielle Halpern, Thèse de doctorat « Penser l’hybride », soutenue à l’Ecole Normale Supérieure, le 15 mars 2019 https://www.theses.fr/2019LYSEN004 [2] Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020. [3] Descartes René, « Lettre de René Descartes à Castelli du 21 décembre 1613 », Dialogues et lettres choisies, Paris, Hermann, 1987, p. 384. [4] Courcelles (de) Dominique, « Revisiter l’œuvre de Bachelard », Goûter la Terre, Histoire culturelle et philosophique des éléments, Paris, Études et rencontres de l’École des Chartes, 2016, p. 124. [5] Castelli Benedetto, 1577-1643. [6] Descartes René, « Lettre de René Descartes à Castelli du 21 décembre 1613 », Dialogues et lettres choisies, Paris, Hermann, 1987, p. 384. [7] Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020. [8] Gabrielle Halpern, Thèse de doctorat « Penser l’hybride », soutenue à l’Ecole Normale Supérieure, le 15 mars 2019 https://www.theses.fr/2019LYSEN004

bottom of page