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« Donald Trump et droits de douane : ce que nos peurs disent de nous »



Tribune de Gabrielle Halpern, Philosophe




On entend beaucoup dire que jamais notre monde n’aurait été aussi imprévisible qu’en ce moment. Soyons honnêtes : il suffit de faire l’effort de connaître un peu l’Histoire et de lire les grands textes du passé pour savoir que cela est faux et que le monde a toujours été imprévisible. La question à se poser est plutôt la suivante : pourquoi l’imprévisibilité du monde nous gêne-t-elle toujours autant, et surtout : comment y répondre intelligemment ? Pour explorer ces questions, réfléchissons-y avec l’un des plus grands intellectuels du XXe siècle, Elias Canetti, dont la pensée est d’une extraordinaire actualité.


Il écrivait en effet qu’il n’y a rien que l’être humain redoute plus que tout au monde que « le contact avec l’inconnu »* : tous nos comportements, toutes les distances que nous adoptons sont dictés par cette « phobie du contact ». Cela est vrai des êtres humains, comme des entreprises et des pays, qui sont, eux aussi, soumis à cette angoisse du contact. Mais pourquoi cela vient-il nous toucher autant ? On pourrait esquisser une hypothèse, toujours avec Elias Canetti : à cause de l’identité, à cause de notre identité qui est interrogée, remise en cause par ce contact avec l’inconnu. La première chose que nous faisons lorsque nous rencontrons quelqu’un n’est-elle pas de décliner notre identité et d’attendre la pareille ? Une angoisse liée à « une situation archaïque », selon les mots d’Elias Canetti : « c’est le contact hésitant avec la proie. Qui es-tu ? Peut-on te manger ? L’animal, toujours en quête de nourriture, touche et flaire tout ce qu’il trouve »… Proie ou prédateur : vas-tu me manger ou vais-je te manger ? 


Canetti parle des êtres humains, mais cette angoisse identitaire touche aussi les entreprises et toutes les démarches en matière de « raison d’être » ou d’ « entreprises à mission » marquent bien ce besoin des entreprises de s’identifier, de se positionner les unes par rapport aux autres. Canetti parle des êtres humains, mais cette angoisse identitaire touche aussi les pays et c’est bien tout ce qui est en jeu en ce moment dans la guerre commerciale : qui est le grenier du monde ? Qui est l’usine du monde ? Qui est la première puissance économique du monde ? Les Etats-Unis, la Chine, l’Europe : tout le monde s’interroge, se positionne, se re-positionne, se met en quête de son identité. Tu es la proie ou tu es le prédateur ? Vais-je te manger ou vas-tu me manger ? Le rapport de force instauré par Donald Trump se traduit par un rapport de dépendance : plus un pays est dépendant d’autres pays, plus il est faible, plus il est une proie…


Cependant, dans ce rapport de dépendance, si notre monde a toujours été imprévisible, notre époque est marquée par l’existence d’injonctions contradictoires comme jamais dans l’Histoire : déficit public, réchauffement climatique, raréfaction des ressources, révolution numérique, etc. Or, face à ces injonctions contradictoires, la pire réaction serait celle consistant à confondre le provisoire et le définitif. Lors de la crise sanitaire, par exemple, un certain nombre d’entreprises, dans un effet d’entraînement aussi absurde que celui des consommateurs faisant des réserves de papier toilette et de paquets de pâtes, ont décidé de renoncer définitivement à leurs bureaux physiques, prenant le confinement pour une vérité définitive. C’est oublier qu’en matière de géographie, comme en matière d’Histoire, en matière diplomatique, comme en matière économique, il n’existe que des vérités provisoires. 


Cela signifie que dans un monde imprévisible, il va nous falloir apprendre à être plus imprévisibles que l’imprévisibilité et sortir d’un rapport à l’autre dichotomique de proies et de prédateurs. Les concurrents d’aujourd’hui peuvent être des alliés demain et ceux avec lesquels on pensait n’avoir rien à faire aujourd’hui pourraient se révéler de formidables alliés ou de redoutables concurrents demain, ce qui implique de la part des entreprises, comme des pays, de voir chacun différemment et de repenser toutes leurs stratégies relationnelles. Elias Canetti le disait : « avance dans le doute et dans le tremblement, l’inconnu sauvera ce que tu connais » !


Gabrielle Halpern vient de publier « Créer des ponts entre les mondes – Une philosophe sur le terrain », Fayard, 2024.


*Elias Canetti, Masse et Puissance, Gallimard.


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