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La Recherche du temps perdu nous aide à vivre comme toute grande œuvre d’art qui franchit le temps


Crédit photo : © Astrid di Crollalanza


Nicolas Ragonneau, fondateur du blog Proustonomics, auteur de « Proustonomics, cent ans avec Marcel Proust » et du « Proustographe »


Entretien réalisé par Gabrielle Halpern


« J’ai refermé Le Temps retrouvé sans avoir lu le moindre texte critique sur Marcel Proust, en essayant d’éviter, quand c’était possible, les notes de l’édition Folio. Dès les premières lignes de la Recherche, j’ai fait ce choix de m’en tenir au texte, uniquement au texte. Et j’ai choisi de lire chaque tome aussi lentement que possible, à raison d’un par an, comme si Proust était mon contemporain et feuilletonnait seulement pour moi. Je sirotais chaque page en la faisant tourner en bouche telle un grand millésime. Ainsi j’ai vécu sept années consécutives avec la Recherche — une relation qui devenait davantage monogame après chaque tome, celle de Shéhérazade avec Chahriar. Après, ce fut le grand vide et l’ennui. Tous les romans me paraissaient moins désirables, et j’étalonnais chacun d’entre eux en animal triste » (extrait de l’introduction de Proustonomics, cent ans avec Marcel Proust, Le temps qu’il fait, 2021).



Vous avez créé un magnifique et passionnant blog proustonomics.com qui rassemble des analyses, des interviews, des documents relatifs à Marcel Proust. Pourriez-vous nous raconter comment l'idée du blog « Proustonomics » vous est venue à l'esprit et quelle est l'intention qui est le meut ?


NR : A l’origine du blog se trouve le projet, né fin 2018, d’un livre consacré à l’économie et au soft power d’A la Recherche du temps perdu et de Proust. Dès l’origine, j’avais prévu de doubler ce livre par un blog où je pourrais publier d’autres textes, ou d’autres versions. Un blog est un magnifique outil pour créer une communauté, surtout autour d’un écrivain dont les lecteurs sont de grands évangélistes. C’est aussi un laboratoire très intéressant pour essayer des choses et assurer cette hybridation (que vous aimez tant) web/papier. Par exemple, les longs entretiens avec de simples lecteurs ou des spécialistes de Proust sont devenus très populaires sur mon site.


Et puis, de façon plus prosaïque il me semble impossible d’envisager aujourd’hui un projet de livre sans que sa présence soit un peu dédoublée sur la Toile. Proustonomics en ligne est rapidement devenu autre chose qu’un simple one-man show, accueillant les signatures de Pyra Wise, de Thierry Laget, de Carlo Ginzburg, entre autres.


Dans quelle mesure la lecture de A la recherche du temps perdu nous aide-t-elle à vivre aujourd'hui ?


NR : La Recherche nous aide à vivre comme toute grande œuvre d’art qui franchit le temps, parce que « l’art est ce qui rend la vie plus importante que l’art » comme disait Daniel Spoerri. Dans un monde de plus en plus en plus matériel et dont le sacré disparaît, les livres, les films, la musique et la peinture forment un refuge ultime. Et puis, ce roman ressemble vraiment à cet instrument d’optique dont parle Proust, en ce qu’il nous aide à mieux voir, à mieux lire le monde. Cependant, et on ne le souligne pas assez, il nous aide à mieux écouter : il y a des pages saisissantes, non seulement sur la musique, mais aussi sur la voix et toutes sortes de bruits : je songe aux « demoiselles du téléphone » et à un autre morceau de bravoure, celui des « bruits à Doncières » . Ce roman est un authentique outil de sémiologue : je pense souvent à cela quand je suis chez des médecins et que je vois, dans leur bibliothèque, un livre de sémiologie médicale.


Vous venez de publier deux livres sur Marcel Proust et A la Recherche du temps perdu. Le premier, Proustonomics, cent ans avec Marcel Proust (Le temps qu’il fait, 2021) explore les angles morts de l’œuvre de Proust, et en particulier l’influence qu’elle a eue. Vous y rappelez les mots si émouvants de Jean Zay, alors en prison, et lisant Proust : « Ce n’est qu’en prison que l’on comprend Proust » ou ceux de Jorge Semprun, en chemin dans un wagon à bestiaux vers Buchenwald et passant sa première nuit de voyage à reconstruire dans sa mémoire le côté de chez Swann. Le second « Proustographe » (Denoël, 2021) ausculte l’œuvre de Proust, allant jusqu’à relever combien il y a de points-virgules (99106) et de points d’interrogation (2453), combien de fois sont cités certains animaux ou certaines plantes, laissant entrevoir la richesse phénoménale du monde qu’a créé Marcel Proust à travers la Recherche du temps perdu. Comment, selon vous, Marcel Proust, est-il parvenu à construire une œuvre à la fois universelle et atemporelle?


NR : La Recherche présente ces deux qualités tout simplement parce que Proust ne choisit pas vraiment entre le roman et l’essai, parce qu’il déroule son livre comme une confession intime et, enfin, parce que c’est un fantastique moraliste. Dans Le Temps retrouvé, maints passages de ce dernier tome, non relu et non poli par Proust comme le furent les quatre premiers, s’éloignent de la narration et présente toutes les caractéristiques d’un traité d’esthétique et de morale. La Recherche est également le lieu d’une expérience, étrange, unique, celle d’un livre qui, même si certains passages sont frappés d’obsolescence, s’actualise en permanence comme si son décor changeait sans cesse mais restait vrai à chaque époque.


La Recherche est-elle un horizon indépassable?


NR : En tant que forme exacerbée du roman classique héritée de la tradition du XIXe, cette œuvre paraît en effet indépassable. Pourtant, comme le dit le Narrateur à la fin du Temps retrouvé (et sa voix n’a sans doute jamais été aussi proche de celle de Proust que dans ces pages admirables) : « Sans doute mes livres aux aussi, comme mon être de chair, finiraient un jour par mourir. Mais il faut se résigner à mourir. On accepte la pensée que dans dix ans soi-même, dans cent ans ses livres, ne seront plus. La durée éternelle n’est pas plus promise aux œuvres qu’aux hommes. » L’horizon peut tout simplement s’effacer, c’est peu probable au vu de sa fortune actuelle, mais c’est possible…


Quelles questions la Recherche pose-t-elle aux traducteurs, à la démarche de traduction ?


NR : Ce livre pose toutes les questions ! Par sa longueur, par sa difficulté syntaxique, par le nombre de registres et de parlers, par ses jeux de mots, par son inachèvement (certaines phrases sont incompréhensibles parce que Proust ou la dactylographe ont oublié ou estropié un mot, sans parler des coquilles non corrigées dans certaines éditions), la Recherche est le défi ultime qui se pose aux traducteurs. Dès l’incipit, les problèmes commencent, avec l’aspect et le temps ! Mais le plus simple est de laisser la parole aux traducteurs, et de lire les entretiens avec Désirée Schyns et Philippe Noble (pour la Recherche en néerlandais), avec Valèria Gaillard (catalan) ou Kazuyoshi Yoshikawa (japonais).


Dans sa préface à votre ouvrage, Jean-Yves Tadié écrit que « chaque génération, chaque individu » a son Proust. Quel est votre Proust et quel est celui de votre génération ?


NR : Celui de ma génération francophone est justement celui de l’édition de Jean-Yves Tadié et, de façon plus personnelle, celui de l’édition Folio de 1988, avec la série extraordinaire des cathédrales de Rouen par Monet en couverture. J’avais 21 ans à l’époque. Pour les générations précédentes, c’était l’édition de Clarac et Ferré, celle du Livre de Poche éditée par Bernard de Fallois…


Mon Proust est incontestablement un auteur qui réussit la prouesse, comme tous les grands, comme Shakespeare notamment, de fondre le tragique et le bouffon. L’épisode des souliers rouges dans Guermantes est l’exemple le plus éclatant de cet humour noir. Mais c’est aussi un écrivain qui s’engage TOTALEMENT dans chacune de ses phrases. Je suis frappé par l’énergie à l’œuvre dans la Recherche, une énergie qui traverse chaque phrase, longue ou courte, cette « écriture au galop » dont parlait Roland Barthes. Par ailleurs, je suis extrêmement sensible au dessin des phrases de Proust – je parle des phrases imprimées –, il y a quelque chose de très plastique (comme une gravure, comme un phylactère) et de très musical (je songe à une partition, à des indications de vitesse, de tempo) dans son usage de la ponctuation (encore des signes !) qui plaît à mes sens.



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