« Il est essentiel de repenser la politique transfrontalière »
- Brice Soccol
- il y a 40 minutes
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Madame la Députée Brigitte Klinkert

Entretien autour du rapport d'information sur les problématiques rencontrées par les Français vivant en zone transfrontalière dans l’Hexagone
Vous avez présenté le 5 mars dernier les conclusions de la mission d'information sur les problématiques rencontrées par les Français vivant en zone transfrontalière dans l'Hexagone. Votre rapport a été adopté à l’unanimité par la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Quels en sont les principaux constats ?
Ce travail de fond, mené sur un peu moins de trois mois, nous a permis d’auditionner plus de 60 acteurs du transfrontalier présents sur l’ensemble des frontières de l’Hexagone. Nous avons ainsi pu entendre successivement des élus, des acteurs institutionnels, des préfets mais aussi des associations, des syndicats de travailleurs transfrontaliers et des professionnels du monde économique. Ces échanges, particulièrement riches, nous ont permis d’identifier ce que nous appelons des irritants, ces problématiques qui compliquent le quotidien des transfrontaliers dans de nombreux domaines comme le logement, la santé, l’éducation, l’emploi et la mobilité. J’ai tout d’abord été surprise par l’ampleur des problématiques propres aux frontières et par la très grande attente quant à leur prise en compte. Le dernier rapport s’intéressant à toutes les frontières datait de 2010 alors que les enjeux sont considérables : plus de 25 millions de français vivent à proximité des 2913 km de frontières terrestres que la France partage avec ses voisins européens, dont plus de 550 000 travailleurs frontaliers.
Lorsque j’étais ministre en charge de l’insertion, nous avions déjà rencontré des difficultés concernant l’apprentissage transfrontalier franco-allemand. En effet, les compétences relatives à l’apprentissage ayant été transférées des régions à l’État, la région Grand Est a cessé de financer ce dispositif. Je me suis fortement mobilisée sur ce sujet, car à l’époque, l’intérêt de l’apprentissage transfrontalier était encore mal compris. Cette expérience m’a amenée à une prise de conscience : Paris est éloigné des réalités des frontières, tout comme Berlin peut l’être — ce qui n’est pas une critique, mais un constat. C’est cette réalité qui a rendu ce rapport indispensable. Il m’est rapidement apparu que, malgré la diversité des territoires concernés, les problématiques rencontrées sont largement partagées par l’ensemble des régions transfrontalières. Étant donné que ces dernières sont de véritables « laboratoires d’Europe », il est aujourd’hui primordial de simplifier la vie des personnes contribuant à leur essor, en portant politiquement ces enjeux à l’échelle nationale.
A l’issue ce cette soixantaine d’auditions, vous avez présenté 55 propositions visant à “effacer les irritants qui compliquent quotidiennement la vie des transfrontaliers” et à “réorganiser l’action publique” au sein de ces régions. Pouvez-vous présenter quelques mesures phares ?
Tout d’abord, le rapport formule de nombreuses propositions en matière de mobilité. Aujourd’hui, nous sommes face à des frontières qui sont de plus en plus perméables, révélant souvent un manque et une inadéquation des infrastructures de transport. Parmi les premières recommandations, nous souhaitons améliorer les liaisons entre les territoires frontaliers en développant des lignes RER de proximité. Nous proposons également plusieurs mesures ciblées concernant la SNCF, dont un certain nombre pourraient être mises en œuvre rapidement. Par exemple, l’application SNCF Connect ne permet pas toujours de rechercher ou de réserver un trajet transfrontalier : dans la plupart des cas, il est possible d’acheter un billet jusqu’à la frontière, pour ensuite basculer sur autre application comme la Deutsche Bahn (DB) afin de poursuivre son trajet. Deux billets distincts sont ainsi nécessaires pour un même déplacement… ce qui n’est pas possible au XXIème siècle ! Autre exemple : pour un trajet de Mulhouse à Fribourg, l’application SNCF propose un itinéraire via Strasbourg, avec un immense détour, alors qu’une liaison directe via Müllheim existe.
De plus, pour évoquer les enjeux liés à la santé, nous utilisons le terme de « corridor sanitaire » destiné à la faciliter le passage d’un pays à l’autre pour accéder à des services de santé. Par exemple, nous souhaitons faciliter la prise de rendez-vous en imagerie médicale de l’autre côté de la frontière, en simplifiant les nombreuses démarches administratives à effectuer en amont. Nous faisons également face à plusieurs problématiques qu’il serait facile d’harmoniser comme la question des cartes d’invalidité qui ne sont pas reconnues de la même manière d’un pays à l’autre. Un autre exemple parlant et concret concernant la santé et l’état civil : les enfants naissants à l’hôpital franco-espagnol de Cerdagne, n’obtiennent pas l’état civil de la commune de résidence de leurs parents mais sont automatiquement rattachés à l'état civil du ministère des Affaires Étrangères qui est situé à Nantes. Cette situation très particulière constitue un irritant important parmi tant d’autres…
Le rapport propose également des solutions dans le domaine de l’emploi afin de favoriser la mobilité des professionnels entre les territoires. Grâce à ce rapport, nous souhaitons arriver à une reconnaissance rapide et simplifiée des diplômes des zones transfrontalières : par exemple, le diplôme de maître-nageur n’est pas reconnu de la même manière selon le pays, alors qu’il serait très simple d’obtenir son harmonisation. La reconnaissance des diplômes pourrait être rapidement mise en œuvre par décret ou arrêté notamment pour des métiers en tension tel que ceux des soignants, ce qui nous permettrait de ne pas avoir à attendre le vote de textes législatifs. Par ailleurs, la question de l’emploi soulève d’importants enjeux en matière de logement et d’infrastructures. À titre d’exemple, sur la frontière franco-suisse, la forte présence de travailleurs frontaliers génère une pression sur le logement en France et rend indispensable des investissements, afin de dynamiser les bassins de vie transfrontaliers.
En ce qui concerne l’éducation, j’ai récemment porté un texte de loi relatif à l’apprentissage franco-allemand, concernant les jeunes de l’Hexagone, qui pourra être mis en œuvre et décliné sur les autres frontières grâce à des accords. L’apprentissage de la langue du voisin « booste » l’emploi et représente un vrai bénéfice économique ; je travaille d’ailleurs actuellement sur un projet de formation franco-allemande des soignants, ce qui nous permettra de faire avancer les choses.
Vous préconisez “l’institutionnalisation d’une stratégie nationale intégrant ces territoires [transfrontaliers] dans les politiques publiques” et la création d’un poste de “Haut-commissaire ou délégué interministériel aux questions transfrontalières”. Quels en seraient les principaux enjeux ?
Il est en effet essentiel de repenser la gouvernance transfrontalière afin que les spécificités de ces territoires soient pleinement prises en compte dans l’élaboration des politiques publiques à l’échelle nationale. Lors des auditions, de nombreux préfets et acteurs du transfrontaliers m’ont confié avoir fait face à un manque de prise en compte de leurs problématiques et à l’absence d’un interlocuteur adapté. C’est pourquoi, il est aujourd’hui primordial de donner une véritable envergure politique à ces enjeux, d’abord par la création d’un organe de dialogue structuré entre l’État et les territoires frontaliers. Je pense par exemple à la Mission Opérationnelle Transfrontalière (MOT) qui joue un rôle important pour les politiques transfrontalières et qui facilite le dialogue avec l’administration et les collectivités, mais aussi à INFOBEST, l’instance d’information et de conseil sur les questions transfrontalières dans la région du Rhin supérieur. Dans le rapport, nous proposons la mise en place d’un organe structuré, avec un ensemble d’experts juridiques destinés à accompagner les préfectures et les collectivités territoriales dans la préparation et la négociation de solutions face aux irritants transfrontaliers.
Il est aussi question de donner une envergure politique aux questions transfrontalières en confiant cette responsabilité à un membre du gouvernement, soit par la mention de ce thème dans son titre, soit par la création d'un secrétariat d'Etat ou, a minima, un Haut-commissaire ou délégué interministériel aux questions transfrontalières. Il y a déjà au ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères, un Ambassadeur pour les commissions intergouvernementales, la coopération et les relations transfrontalières, Monsieur Philipe Voiry, avec qui je travaille beaucoup et qui est très engagé sur ces sujets. Or, il est désormais nécessaire porter ces problèmes à un niveau politique, d’où l’idée de les confier à un membre de gouvernement. La nature interministérielle des questions relatives aux frontières avec des enjeux de santé, d’état civil et de services publics, toutes catégories confondues, rend souvent difficile leur traitement et c’est aujourd’hui Benjamin Haddad, Ministre délégué chargé de l’Europe, qui s’assure du lien entre les ministères, ce dont je me charge également.
Il sera aussi essentiel de faire remonter un certain nombre de sujets au niveau européen, mon travail sur l’Hexagone présentant de grandes implications de l’autre côté des frontières. Nous pourrons ainsi profiter de l’entrée en vigueur du règlement "Bridge for EU" (règlement dont l’objectif est de lever l’ensemble des obstacles juridiques et administratifs des territoires frontaliers) au mois de juin pour procéder à un « audit des obstacles pour les différentes frontières », car les problématiques évoquées dans le rapport ne sont pas uniquement limitées à la France.
4. Quelles seront les suites de ce rapport ? Comment mesurerez-vous son efficacité ?
Un certain nombre de propositions sont d’ores et déjà en cours de réalisation. Je me réjouis que les choses aient progressé si rapidement : le rapport a été validé par la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale le 5 mars dernier et, le lundi suivant, j’ai été reçue par le ministre Benjamin Haddad, qui s’est immédiatement saisi du sujet et de nombreuses solutions proposées – ce qui est déjà considérable. La plupart des solutions relèvent d’une volonté politique et du bon sens. Pour certaines d’entre elles il faudra prendre un arrêté ou un décret, voire une loi quand cela sera nécessaire, ce que nous essaierons d’éviter afin de prendre des mesures le plus rapidement possible.
Très concrètement, afin de mesurer l’efficacité de ces propositions et leur impact, je compte faire un point d’étape dès la rentrée afin de voir comment les dossiers ont avancé. Aujourd’hui, mon objectif est de rencontrer tous les ministères concernés par cette mission afin de m’assurer du suivi du rapport et de la mise en œuvre concrètes de ces 55 solutions. Je souhaite enfin que ce travail permette de démontrer clairement qu’il existe de réelles opportunités dans les zones frontalières, ce qui doit être compris au plus haut niveau de prise de décision. Car c’est aussi grâce à la résolution de ces problématiques très concrètes et à l’impact positif que cela procurera que l’Europe avancera, à l’image de « l’Europe des petits pas » de Robert Schuman.
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