« Harcourt, les années noires et grises »
- Brice Soccol
- il y a 1 jour
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Interview croisée de Nicolas Ragonneau, éditeur, journaliste, écrivain et traducteur et de Bénédicte Vergez-Chaignon, historienne

- Vous venez de publier un ouvrage passionnant sur le célèbre studio de photographie Harcourt durant les années de l’Occupation intitulé « Harcourt, les années noires et grises – Un studio photo sous l’Occupation » (Denoël). Comment vous est venue l’idée originale de ce beau livre dans lequel on peut trouver de très nombreuses photographies de stars de l’époque ?
NR : L’idée de cet ouvrage m’est venue, alors que je cherchais un portrait de l’écrivain Gabriel de La Rochefoucauld pour un article sur mon blog, proustonomics.comJe savais qu’il avait été photographié par le studio Harcourt, alors je me suis tourné vers la Médiathèque du Patrimoine et de la Photographie (MPP), qui abrite les archives Harcourt, pour tenter d’obtenir un scan HD. Hélas les négatifs de sa séance avaient été perdus ou détruits. En revanche, j'appris à cette occasion que tout le fichier clients des portraits Harcourt avait été saisi sous forme de tableur, et que personne n'avait encore pu l’étudier. Avec plus de 100000 noms, rien que pour la période 40-44, cela ouvrait des perspectives de travail vertigineuses pour la Seconde Guerre mondiale.
- Cela semble fou que le studio Harcourt ait continué à fonctionner pendant les années de l’Occupation. Comment l’expliquez-vous ?
BVC : Le studio Harcourt est d’abord une entreprise ordinaire qui a besoin de continuer à faire du chiffre d’affaires en reprenant ses activités qui sont tout simplement d’exécuter des portraits de clients ordinaires et de vedettes, de réaliser des photos de mode, des publicités commerciales, de documenter des spectacles.
- Le studio s’est-il rendu coupable de collaboration économique ?
BVC : Le studio Harcourt n’a d’aucune façon contribué à l’effort de guerre allemand, à moins de considérer que le fait que des militaires allemands pouvaient envoyer leur portrait à leur mère ou à leur femme représentait un apport essentiel dans le maintien du moral des troupes. Il n’a en outre pas réalisé de photos de propagande ou de reportages politiques. L’hebdomadaire Vedettes, propriété des patrons du studio, s’est soigneusement abstenu de toute prise de position pour ne parler que de divertissement. On peut au plus constater qu’il a pris sa part au « retour à la normalité » que prônait l’administration militaire allemande pour s’assurer en France du calme et de l’efficacité économique. Et qu’il a profité de la disparition d’autres studios « aryanisés » par les ordonnances allemandes ou les lois françaises.
- Dans une époque difficile comme la nôtre – mais toutes les époques ne sont-elles pas difficiles? –, quel rôle l’Histoire peut-elle jouer ? En bons écoliers, nous connaissons par cœur les dates des guerres, mais cela n’empêche pas l’être humain de continuer à faire des guerres… Sommes-nous incapables d’apprendre de l’Histoire ? Votre livre s’inscrit-il dans une volonté de faire œuvre de pédagogie historique ?
NR : L’histoire et l’étude approfondie du passé permet-elle d’apprendre de ses erreurs ? Voilà une question qui ne peut trouver une réponse en quelques lignes ! Je crois que notre livre peut être un outil pédagogique parce qu’il s'adresse à tout le monde, mais il ne cherche pas à susciter le type de questionnement que vous soulevez. C’est un livre qui dessine une histoire de l’Occupation à Paris vu par l’objectif des photographes du studio. Un portrait social et collectif de cette période si vous voulez, puisqu’on y retrouve la sociologie habituelle du studio avant-guerre (notables, grands bourgeois, aristocrates, artistes et écrivains…) à laquelle s'ajoutent des soldats allemands stationnés à Paris ou seulement de passage, et des représentants de Vichy comme Pierre Laval… C’est surtout un livre d’enquête qui part de la photographie pour aller vers l’histoire du studio, l’histoire d’une époque, et qui donne à voir l’imaginaire de l’Occupation, ses mythes, ses légendes noires et ses légendes roses.
BVC : Effectivement, ce livre montre surtout que le champ des questions et des sources demeure ouvert et se renouvelle de génération en génération. Si l’historien joue un rôle civique, c’est en entretenant la curiosité et l’esprit critique de ses lecteurs et auditeurs.

- Quelles sont les vedettes emblématiques de l’Occupation qui passent par le studio Harcourt ?
BVC : La liste est tellement longue ! C’est précisément le moment où Harcourt est en passe de devenir le studio de prestige où se faire photographier pour asseoir sa notoriété. C’est en outre un va-et-vient entre les attentes des vedettes, les invitations lancées par Harcourt et l’attirance exercé par les opérateurs du studio qui sont de talentueux photographes de plateau cinéma. On peut citer Danielle Darrieux, la star des années 1940, Viviane Romance, Arletty, Raimu, Jean Marais, Jean Gabin, Mistinguett, Édith Piaf, Tino Rossi, entre autres. Et y ajouter des écrivains qui sont de véritables « people » comme Jean Cocteau ou Georges Simenon, par exemple.
- Vous qui vous êtes plongés pendant de longs mois dans l’histoire de ce studio, quel est votre regard sur cette « méthode photographique », sur ses partis pris et sur ce qu’elle donne à voir des personnes photographiées ?
NR : La photographie telle que Cosette Harcourt la concevait juste avant-guerre est un ensemble de services qui dépassent la simple prise de vues. Le ou la future portraiturée est accueillie dans un vaste hôtel particulier au 49 avenue d’Iéna, à quelques pas de l’Étoile. On est aux petits soins pour que la séance photo soit une véritable « expérience client » (comme on le dirait aujourd’hui), qui passe par la coiffure, le maquillage, la retouche (sur négatif mais aussi sur tirage), le choix du ou des tirages. La légendaire esthétique cinématographique d’Harcourt s’est cristallisée à partir de 1939, quand Roger Forster, le grand photographe de plateau, a commencé à travailler pour le studio. C’est moins l’acteur ou la star qui rend la photo « hollywoodienne » que le regard et les lumières des grands photographes de l’époque 39-45, tous venus du cinéma : Forster donc, mais aussi Raymond Voinquel et Aldo Graziati Rossano…
BVC : Le travail au studio de ces photographes qui apportent avec eux les techniques et le « glamour » du cinéma signe la naissance du « style Harcourt » tel que nous le connaissons.
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