Par Gabrielle Halpern
Étymologiquement, le terme « handicap » appartenait au domaine des courses de chevaux. Il renvoyait au moyen par lequel on désavantage des concurrents pour égaliser les chances de tous.
Par extension, il a signifié un « désavantage, un défaut ou un point faible »… Il est toujours intéressant d’explorer l’étymologie, parce qu’elle constitue l’histoire des mots, – pour ne pas dire l’histoire de nos maux ! -, et permet souvent de comprendre l’imaginaire ou l’inconscient qui est lié à chacun d’eux. Une langue n’a jamais rien d’anodin ; elle véhicule toujours une vision des choses. Et ce terme « handicap » est lourd de sens. Comme le disait le philosophe Michel Serres, « le « zéro défaut » est une idée irrationnelle et absurde, et sans doute publicitaire ».
Si le handicap est un défaut, alors nous sommes tous handicapés ! Cette idée d’un désavantage, d’un point faible, d’un défaut, laisse entendre qu’il y aurait une norme de référence par rapport à laquelle il y aurait défaut, point faible ou désavantage.
Nous adorons ranger la réalité dans des cases, qui constituent nos normes et sur lesquelles nous collons des étiquettes rassurantes. Mais pourquoi avons-nous toujours besoin de ranger les gens, les choses, les idées, les métiers dans des cases ? Nous abordons le monde avec un cerveau en forme d’armoire avec tiroirs. Ne voyons-nous pas que ces étiquettes que nous croyons rassurantes et que nous passons nos vies à coller sur ce et ceux qui nous entourent nous font complètement passer à côté de la réalité du monde ? Ne comprenons-nous pas qu’elles nous conduisent, malgré nous, à faire mal à cette réalité, – et donc aux autres -, en la découpant en morceaux pour la catégoriser à marche forcée ?
Nous sommes soumis à une « pulsion d’homogénéité » qui nous conduit à ne fréquenter que des gens qui nous ressemblent, à ne nous intéresser qu’à ce que nous connaissons déjà, à ne nous abonner sur les réseaux sociaux qu’à des comptes correspondants au nôtre, et ainsi construisons-nous autour de nous une bulle homogénéisante. Cette pulsion nous pousse vers une quête absurde de « pureté » ; elle nous pousse à homogénéiser tout ce et ceux que nous rencontrons, pour ne surtout pas avoir à assumer leur altérité, leur différence.
Intrinsèquement, à cause de notre terreur de l’incertitude, nous avons une incapacité à assumer pleinement et naturellement la singularité, la diversité, l’altérité. Dans son ouvrage, Masse et Puissance, l’un des plus grands penseurs européens du XXe siècle, Elias Canetti nous explique que l’être humain redoute plus que tout au monde le contact de l’inconnu, et que toutes les distances, tous les comportements qu’il adopte sont dictés par cette phobie du contact. Le handicap de l’autre, parce qu’il sort de la norme, parce qu’il « transgresse » l’absurde case que nous nous sommes forgés, réveille cette angoisse de l’inconnu. Cette différence effraie, parce qu’elle est grosse d’incertitude, d’insaisissabilité.
Les centaures, – figures par excellence de l’hybride -, ont presque systématiquement été représentés par les artistes comme des monstres, des êtres peu recommandables, plutôt agressifs, imprévisibles et étranges. Il faut dire que les textes qui nous viennent de l’Antiquité et qui décrivent ces êtres mi-hommes mi-chevaux sont peu bienveillants à leur égard et notre imaginaire a été nourri pendant des siècles par la crainte qu’ils suscitent en nous. Le philosophe roumain Mircea Eliade écrivait que le mythe est « une histoire inventée pour répondre à une question ou à une angoisse »… Mais à laquelle de nos questions les centaures répondent-ils ? Et de quelle angoisse sont-ils le nom ? Le centaure représente cette part de la réalité dont nous nous méfions, parce qu’elle n’entre dans aucune de nos cases. Il incarne le flou, l’ambiguïté, le mélange, l’insaisissable, l’imprévisible, l’hétéroclite, le « sans identité » ou le « trop-plein d’identités ». Le centaure, c’est l’Autre, c’est l’étranger, celui qui n’entre dans aucune case, celui dont l’altérité n’est jamais réductible. Or, toutes les altérités devraient être considérées comme irréductibles ! Aucune d’entre elles ne devraient être rangée dans une case ! Nous sommes tous centaures !
Il est grand temps de construire une éthique de l’hybride : au lieu de parler d’une société inclusive, nous devrions plutôt parler d’une société hybride, puisqu’il s’agit non pas seulement d’inclure, d’intégrer tous ceux qui sont différents, physiquement et mentalement, mais de créer les conditions d’une rencontre permettant une métamorphose réciproque. Dans les entreprises, dans les institutions publiques, dans les écoles, les universités, les laboratoires de recherche, les associations et les clubs, – partout ! -, il est urgent non pas seulement de donner une place à ceux qui n’entrent pas dans nos cases, mais d’accepter de se laisser transformer par eux.
Ce ne sont pas les nouvelles technologies qui augmenteront l’être humain, ce sera sa capacité à accepter de s’hybrider au contact de l’autre. On se croise, on se parle, on travaille ensemble, mais se rencontre-t-on vraiment ? Ce sera tout le défi de la mise en œuvre d’une société véritablement et profondément hybride.
1) https://www.cnrtl.fr/etymologie/handicap 2) Halpern Gabrielle, Penser l’Hybride, Thèse de doctorat en philosophie, 2019 ; http://www.theses.fr/2019LYSEN004. 3) Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020. 4) Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1968, p. 30. 5 ) Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020. Pour aller plus loin : www.gabriellehalpern.com
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