top of page

Faites que votre vie s’hybride, faites de votre vie une mayonnaise !



Entretien croisé entre la philosophe Gabrielle Halpern et l’Ambassadeur de France pour la gastronomie, l’alimentation et les arts culinaires, Guillaume Gomez



A l’occasion de la parution de leur essai écrit à quatre mains, Gabrielle Halpern et Guillaume Gomez ont accordé un entretien à ConfiNews.


Philosophie et cuisine n’ont-elles vraiment rien à voir l’une avec l’autre ? Si leur mariage peut sembler improbable, il constitue toutefois une illustration saillante pour appréhender le concept d’hybridation en tant que grande tendance de notre temps. Il semble en effet que nous assistions à un phénomène d’hybridation accélérée de notre monde qui se traduit par une hybridation des métiers, des méthodes de travail, des modèles économiques ou des secteurs. Des hybridations fécondes qui pourraient bien apporter des solutions aux fractures qui divisent notre société.


Cette conversation énergique et approfondie entre la philosophe Gabrielle Halpern, dont les travaux de recherche portent précisément sur l’hybridation, et Guillaume Gomez, ambassadeur de France pour la gastronomie, l’alimentation et les arts culinaires, permet d’aborder des enjeux cruciaux pour l’avenir, comme l’éducation, notre rapport à la Nature, la relation à l’autre, la place que l’on veut donner à notre alimentation ou encore les nouvelles manières de travailler. Des tiers-lieux à l’économie sociale et solidaire, en passant par le management, l’agriculture, les maisons de retraite ou encore le handicap, la philosophe et le Chef abordent de nombreux sujets sans tabou et s’exercent à déceler dans tous ces signaux faibles d’hybridation des raisons d’espérer…


Faire dialoguer un chef et une philosophe est ce que vous appelleriez, Gabrielle Halpern, un « mariage improbable ». Quel est, à vos yeux, le lien entre la philosophie et la cuisine ?


Gabrielle Halpern : Effectivement, la cuisine et la philosophie n’ont a priori pas grand-chose à voir ensemble, mais si on y réfléchit bien, leurs liens sont beaucoup plus forts qu’on ne le croit. Il y a d’ailleurs un certain nombre de philosophes qui s’y sont intéressés de près : Platon ou Nietzsche, pour ne citer qu’eux ! Si la cuisine est une forme de chimie entre les aliments, la philosophie est une forme d’alchimie entre les idées, entre les concepts. L’ingéniosité du cuisinier réside, entre autres, dans les mariages qu’il va réussir à réaliser entre les aliments, entre les saveurs ; celle du philosophe réside dans sa capacité à créer des ponts entre des mondes, entre des idées. Le philosophe et le cuisinier sont des marieurs, si j’ose dire ! Sans compter qu’ils sont tous les deux au service de la société et que chacun à sa manière lui apporte une nourriture qui lui permet de survivre et de vivre. Ne dit-on pas que l’estomac est comme un deuxième cerveau ? Cela est d’ailleurs prouvé scientifiquement, puisque les laboratoires de recherche ont mis en évidence l’existence de tout un réseau de neurones situés sur les parois du tube digestif et qui régule les fonctions digestives… Cela me fait penser à une phrase de Nietzsche qui me revient souvent en tête : « Tous les préjugés viennent des intestins ». Au-delà de cela, la cuisine est un sujet philosophique en tant que tel, puisqu’elle interroge le rapport au corps, le repas pose la question de la relation à l’autre, l’alimentation soulève le rapport à la Nature, à la terre, à l’animal. Sans compter les questions de société ou de politique qui sont sous-jacentes ! Oui, on pourrait philosopher pendant des heures sur la cuisine ! Cuisine et philosophie, qui peuvent sembler éloignées, ont donc énormément en commun et leur mariage improbable peut être très fécond ; les faire résonner et les entrecroiser est précisément ce que j’entends par « hybridation » – mon grand thème de recherche en philosophie depuis de nombreuses années.


Guillaume Gomez : De mon côté, je dirais qu’il y a de la philosophie dans la cuisine ! En tant que chef, ma philosophie est de ne surtout pas tomber dans la routine, de ne pas avoir d’idées figées. Il faut savoir s’intéresser à tout et penser que la vérité est toujours ailleurs… Ce n’est pas parce que tu as toujours fait quelque chose comme ça et qu’un autre va la faire différemment que ce ne sera pas intéressant et que cela ne mérite pas ton attention. Le principe même d’une brigade est construit comme ça. La cuisine, c’est de l’esprit critique, de l’empathie, un sens de l’autre, du partage, et donc une forme d’éthique. Le cuisinier porte ces valeurs ! C’est aussi de la créativité, de la remise en question de soi ; en un mot, c’est de la philosophie ! Cela montre qu’un chef, un cuisinier, a un rôle particulier à jouer dans la Cité : le cuisinier est celui qui nourrit la population, qui nourrit l’Autre. Bon, bien sûr, notre métier n'est rien sans toutes les matières premières, c'est-à-dire sans l'éleveur, sans l'agriculteur : nous, on ne sait ni élever, ni faire pousser. Mais nous sommes là pour nourrir la population… Peu importe le chef d'ailleurs, peu importe la passion qu'il y met et peu importe le temps qu'il y passe, dans une société, dans une communauté, dans une Cité, il y a toujours le rôle d'un cuisinier. Même quand les armées partaient faire la guerre, il y avait toujours un cuisinier !


Gabrielle Halpern : Ce que tu dis me fait penser à une phrase de Marcel Mauss : « l'homme est un animal cuisinier »… Finalement, la singularité de l’être humain serait-elle dans le fait qu’il cuisine ?


Guillaume Gomez : C’est là qu’on a évolué, parce qu’on a commencé à cuire nos aliments. On est la seule espèce à cuire ses aliments. Il y a deux ou trois espèces où il y a quelque chose qui se fait, mais on est les seuls, en tout cas, à cuisiner vraiment et à ne pas juste manger dans un but nutritionnel, mais pour le plaisir. Le cuisinier ne fait pas que nourrir : dans son restaurant, dans son univers, il crée un lien social entre les gens. Qui peut se passer de cet endroit très hybride qu’est le restaurant où chacun peut venir chercher autre chose que le simple fait de s'alimenter ? En effet, pourquoi va-t-on au restaurant ? On pourrait rester chez soi ou aller chez les autres ! Dans un restaurant, on va trouver quelque chose en plus, on va aller à la rencontre de l'inconnu, peut-être de gens que l'on ne connaît pas, – la table d'à côté, le serveur, ainsi de suite –, d’une ambiance, et d’une nourriture différente que celle que l’on fait chez soi. Quand je vais au restaurant, je me dis que je vais manger des choses que je ne sais pas faire, que je n'ai pas envie de faire ou que je ne peux pas faire. Le cuisinier crée ce lien dans la Cité qui permet d'apporter autre chose à ses membres. Que ce soit dans le milieu scolaire, dans le milieu familial ou dans le milieu professionnel, le fait de se réunir autour d'une table, le fait de se réunir pour partager un moment de nourriture, déjà, ça fait connaître l'autre, ça fait accepter l'autre, et ça fait vivre une atmosphère qui est totalement différente que juste se croiser ou s'interpeller. Il y a forcément cette ouverture à l'autre. Le Chef répond à ces besoins qui sont tellement humains !


Gabrielle Halpern : Aujourd’hui, il y a des gens qui te diraient que ce partage à table est terminé, puisque, maintenant, il y a celui qui est vegan, celui qui est flexitarien, celui qui est sans gluten, et que finalement, on ne partage plus rien et que l’on est dans une société complètement individualiste. Je pense que c’est faux, parce que l'important, c'est que l'on soit ensemble. Peu importe si chacun vient avec sa tambouille, ce qui est important, c'est quand même de pouvoir être ensemble !


Guillaume Gomez : Oui, l’important, c’est de partager un moment avant tout. De toute façon, quand vous allez au restaurant, vous ne mangez pas forcément le même plat que l'autre. Chacun mange son plat et il n'y a pas de souci. Quand vous mangez en famille, les parents ne mangent pas forcément comme les enfants. Et si ce soir, c'est des oeufs et que quelqu'un n'aime pas les œufs, on va faire autre chose, et ainsi de suite. Ce n'est pas grave de ne pas manger exactement pareil ! La spécificité du repas français, c'est qu’on ne mange pas vraiment que pour se nourrir. On parle, la conversation est importante, on parle de ce qu'on mange, on parle de ce qu'on va manger, il y a tout un décorum autour du repas, on passe à table. Le repas français n'est pas le même repas qu’ailleurs dans le monde, ce qui d'ailleurs a été reconnu par l'Unesco, classé au patrimoine immatériel de l'humanité. Le temps du repas est un temps de partage, pris sur le rythme infernal de nos vies. Prendre le temps de déjeuner ou de dîner avec sa famille ou des amis, c’est résister à la culture de l’urgence. L’essentiel, c'est ce lien qui peut se créer autour du moment du repas.


Gabrielle Halpern : Cela m’interpelle cette question du rôle du Chef dans la Cité, parce que de mon côté, je réfléchis depuis toujours à celui du philosophe aujourd’hui. Quand j’ai poursuivi mes études de philosophie à l’École Normale Supérieure, nous étions alors en 2008, en pleine crise économique, le monde s’effondrait autour de nous et nombreux étaient ceux qui me disaient « mais où la philosophie va-t-elle te mener ? Cela ne sert à rien » ! Ces remarques m’horripilaient ! Elles m’horripilaient d’autant plus que je sentais que si les gens s’interrogeaient là-dessus, c’est peut-être parce que, ces dernières décennies, le philosophe avait déçu, qu’il n’avait pas été là où il aurait dû être, qu’il n’avait pas répondu présent lorsque l’on avait eu besoin de lui et qu’il avait donc perdu sa légitimité, son utilité. Ce rôle du philosophe, je l’ai donc cherché dans plein de mondes, - politique, académique, religieux, économique… Et aujourd’hui, je dirais que les philosophes ne peuvent pas être dans un monde ou dans un autre, ils ne peuvent pas se cantonner à une seule identité ; ils sont forcément au cœur de mille mondes. Leur responsabilité est d’être des ingénieurs qui construisent sans cesse des ponts entre les métiers, entre les mondes, entre les idées, entre les identités, entre les êtres humains. Leur rôle, qui est en même temps un devoir, est d’hybrider, sans cesse et sans relâche et d’apporter du sens à ces hybridations. Ils doivent être des passeurs, des traducteurs, des métisseurs… Un peu comme les cuisiniers, non ?


L’essai « Philosopher et cuisiner : un mélange exquis – Le Chef et la Philosophe » (Les Éditions de l’Aube) est disponible à partir du 17 mars en ligne (https://www.leslibraires.fr/livre/20378081-philosopher-et-cuisiner-un-melange-exquis-guillaume-gomez-gabrielle-halpern-editions-de-l-aube) et dans toutes les bonnes librairies.


Comments


bottom of page