Entretien avec Alizée LOZAC’HMEUR, co-fondatrice et directrice du développement de makesense.
Vous êtes co-fondatrice et directrice du développement de makesense. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’aventure makesense, d’un site internet à l’organisation incontournable de l’entreprenariat social et de l’économie sociale et solidaire qu’elle est désormais ?
L’aventure makesense, ce sont d’abord des jeunes qui, en 2010, veulent s’engager pour développer l’entreprenariat social et environnemental. Christian, son initiateur, décide de faire un tour du monde à la rencontre des entrepreneurs sociaux afin d’identifier les défis auxquels ces derniers font face et de les mettre en relation avec tous les acteurs qui souhaitent les aider à les surmonter.
En rentrant en France, il crée un site internet pour favoriser ces rencontres entre tous ceux qui veulent contribuer au développement de l’entreprenariat social. Au-delà de la plateforme en ligne, ce sont surtout les ateliers que nous avons ensuite organisés, ces temps d’échange, dans la vie réelle, entre une quinzaine de personnes et un entrepreneur qui emportent l’adhésion de tous. En somme, le point de départ de makesense est simple : il y a des entrepreneurs portant des projets sociaux et environnementaux qui ont besoin de soutien ; et il y a des gens qui ont envie de s’engager, d’aller plus loin que les écogestes et de donner de leur temps pour que des projets vertueux se réalisent. Créons les conditions de leur rencontre !
C’est véritablement là que se formule la raison d’être de makesense, à savoir redonner le pouvoir d’agir à tous, pour relever les enjeux sociaux et environnementaux grâce à l’intelligence collective.
Quelles sont aujourd’hui les activités de makesense et à qui s’adressent-elles ? À tous ?
J’aime bien dire que nous ne nous adressons pas tant à des types de personnes qu’à des façons de contribuer. Il faut décloisonner les façons de penser les actions de chacun : chaque organisation ou chaque personne peut se retrouver dans différentes façons de contribuer qui ne sont pas nécessairement celles qu’on présuppose d’elle. L’engagement citoyen n’est plus limité aux activités extra-professionnelles. Nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir nous engager dans et par notre travail. Il faut réconcilier les figures du citoyen et du salarié ; du citoyen et de l’entrepreneur. Les entreprises qui parviendront à hybrider ces figures seront les entreprises de demain.
Pour revenir au cœur de votre question, makesense propose de s’engager dans les associations, dans son territoire ou dans son entreprise. À propos de ces dernières, cela peut se faire en impulsant l’évolution de l’entreprise dans laquelle on évolue, en rejoignant une entreprise à impact grâce à la plateforme jobs.makesense.org ou bien en créant une start-up à impact.
Prosaïquement, notre modèle économique repose sur des programmes financés par des subventions et la vente de prestations de services aux entreprises, associations ou collectivités.
D’ailleurs, makesense est en pleine croissance auprès des collectivités…
C’est que les collectivités territoriales sont des lieux où la raison d’être de makesense trouve un écho particulier. Il n’est pas un territoire au sein duquel on ne trouve pas une pluralité d’acteurs qui souhaitent s’engager sur les questions sociales et environnementales. Et, si rien ne se passe, c’est que, trop souvent, ces acteurs ne se rencontrent pas sur leurs territoires. Je suis convaincue qu’il existe déjà énormément de solutions innovantes aux défis actuels mais qu’elles peinent à changer d’échelle par manque de connections avec les bons acteurs.
Les collectivités ont là un rôle exaltant à jouer : devenir le lieu de rencontres des acteurs engagés sur leur territoire et impulser une dynamique de territoire vertueuse. C’est le sens de l’action de makesense auprès des collectivités.
En 2020, makesense a lancé son plan « makesense puissance 10 » qui explicite la stratégie de l’organisation d’ici à 2030. Quelles en sont les grandes orientations ?
Nous pensons que le problème fondamental de notre monde est celui des lunettes avec lesquelles il est regardé. C’est l’hypothèse de départ du modèle de l’iceberg (Iceberg Model) : pour véritablement changer le réel, l’action en profondeur est plus déterminante que celle à la pointe de l’iceberg. Chaque problème que nous voulons résoudre est un iceberg à quatre niveaux : la partie émergée est celle des faits, mais en dessous se retrouvent trois niveaux successifs qui influent sur les faits, à savoir les tendances de la société, les institutions puis les représentations mentales. Changer les représentations mentales pour changer le monde, c’est le plan d’action de makesense.
C’est pourquoi notre stratégie à horizon 2030 consiste à transmettre 5 principes fondamentaux pour agir, que l’on appelle la Boussole du Bien commun.
Le premier principe est une invitation à se saisir de la complexité du monde. Il n’y a pas de solution miracle. Le deuxième principe exhorte à développer des imaginaires souhaitables. Dénoncer, c’est nécessaire ; mais rien n’est susceptible d’évoluer sans propositions, ni sans propositions qui donnent à voir un imaginaire désirable.
Une fois cette façon de se projeter faite sienne, il faut encore agir. Le troisième principe appelle à développer les capacités d’initiative et d’action de chacun. Il y a là une injonction contradictoire de nos gouvernants qui nous responsabilisent toujours davantage tout en nous refusant des moyens d’action. Le quatrième principe est le cœur battant de makesense : agir en collectif et en coopération. On l’a dit plus haut, mais je veux insister sur cette conviction personnelle, l’impact ne se mesure pas à l’action individuelle mais à son effet d’amplitude et aux connexions qu’elle crée. Le cinquième principe est celui d’une action en harmonie avec le vivant.
Chez makesense, nous ne savons pas à quoi ressemble le monde souhaitable ; mais nous savons que ces cinq principes sont nécessaires à son avènement. La transmission de ces principes doit se faire à la plus grande diversité des acteurs possible, par des expériences et des accompagnements. Notre objectif, à horizon 2025, est que 5 millions de personnes aient rencontré ces principes et que 250.000 soient venues à notre rencontre.
Vous accompagnez des entrepreneurs sociaux, et des acteurs qui souhaitent s’engager, depuis dix ans maintenant. Dans quelle mesure les obstacles à leur action se sont-ils levés ?
Il y a dix ans, au début de makesense, l’entreprenariat social était méconnu et peinait à se financer. C’est moins le cas aujourd’hui et makesense n’en fait plus tant un unique cheval de bataille qu’un des outils pour permettre l’émergence d’un monde souhaitable – même si Entreprendre pour le bien commun, pour reprendre le titre d’un livre publié par Léa Zaslavsky et Hélène Binet de makesense, continue d’être un levier d’action plein de promesses.
La plus grande difficulté demeure la même, à savoir celle d’une véritable collaboration entre tous les acteurs. C’est aussi cela la complexité du monde et de sa transformation : une pluralité d’acteurs engagés, ou embarqués, qui n’œuvrent pas dans la même temporalité ni dans la proximité nécessaire. Je veux dire que des entrepreneurs sociaux qui apportent des solutions à des problèmes rencontrés par des grandes entreprises, j’en connais beaucoup ; mais parce qu’il y a des cultures et des temporalités d’action différentes, les solutions ne sont pas adoptées par les grandes entreprises et l’impact des entrepreneurs sociaux n’en est alors que marginal.
La seconde difficulté fondamentale renvoie à tous ceux qui ne se considèrent ni engagés ni embarqués dans l’action sociale et environnementale. Une partie importante des institutions résistent tout en s’appropriant les concepts des acteurs engagés, qu’elles dénaturent souvent. Néanmoins, je crois qu’on assiste à une vague de prises de conscience individuelle qui commence peu à peu, en s’agrégeant, à prendre forme au niveau collectif. Je perçois une aspiration à quelque chose de plus grand que soi chez beaucoup d’individus, d’associations et même d’entreprises ; et c’est ce mouvement de fond, mais essentiel, qui me laisse entrevoir une perspective réjouissante ou, en somme, un imaginaire souhaitable.
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