top of page

Être vivant jusqu’à la mort


Entretien avec Tanguy Châtel, Sociologue , conduit par Gabrielle Halpern





Vous venez de publier une réédition de votre ouvrage « Vivants jusqu’à la mort ». Pourquoi au-delà du débat actuel sur la fin de vie, ce livre demeure-t-il d’une éternelle actualité ?


Ce livre à quelque chose d’à la fois intemporel en ce qu’il interroge la manière dont les êtres humains ont toujours cherché à dialoguer avec leur mort prochaine, et conjoncturel, puisqu’il analyse également les conditions contemporaines de la fin de vie, en particulier dans le cadre médicalisé des soins palliatifs.


Il reprend la thématique ancestrale de la souffrance spirituelle à l’approche de la mort, pour la réinterroger dans le contexte d’une société moderne dominée par la performance, la vitesse, l’autonomie, l’individualisme, le matérialisme, la sécularisation et la laïcité où la question de la mort intime est largement escamotée, alors même que le sujet de la mort lointaine et abstraite est quotidiennement vomi sur nos écrans.


Il cherche surtout à démontrer comment, même quand tout semble perdu du point de vue du corps et du mental, il demeure une inattendue fécondité relationnelle et spirituelle même dans les derniers souffles dès lors qu’on sait l’accueillir et l’accompagner.


Comment ce livre se situe-t-il par rapport au débat sur l’euthanasie ?


Dans la précédente édition, je ne me prononçais pas sur ce sujet, puisque je me focalisais sur ce qui est de nature à permettre l’éclosion de cette fécondité spirituelle en fin de vie. La polarisation sur la question de l’euthanasie m’a conduit à inclure cette question, non pas pour la critiquer en soi (ce qui serait le sujet d’un livre en soi, je fais d’ailleurs la différence entre une demande d’euthanasie que j’entends, comprends et respecte, et la légalisation de l’euthanasie qui m’effraie par ses conséquences collectives impensées et délétères en tant que juriste et sociologue).


J’ai donc surtout cherché à montrer tout ce qu’il y à faire, à oser, à inventer, au cas par cas, avec confiance, compétence et résolution, dans une éthique de l’accompagnement qui est encore à creuser, avant d’envisager de donner droit à des demandes d’euthanasie ou de suicide assisté qui me semble pouvoir devenir une solution moralement et cliniquement paresseuse. Je m’insurge qu’on puisse envisager de légaliser l’euthanasie avant d’avoir créé les conditions minimales d’un accompagnement de la fin de vie soutenant et pas seulement clôturant. Les soins palliatifs, 40 ans après leur création, demeurent embryonnaires…


Ma sensibilité va plus dans le sens de soutenir le désir de vivre que de conforter le désir de mourir.


Vous avez une double expérience d’accompagnant bénévole en soins palliatifs et de sociologue, comment chaque regard a-t-il nourri l’approche de l’autre ?


Le premier regard a nourri le second. Je ne suis pas parti d’idées ou d’un constat sociologique. Je suis parti d’une expérience de l’accompagnement que j’ai souhaité faire en tant que citoyen normal, pour donner du sens à ma vie à travers un engagement qui m’attirait profondément. C’est à la suite de ces accompagnements que j’ai souhaité interroger de manière plus méthodique et conceptuelle non seulement ce qui se vit intimement à l’approche de la mort et dans son accompagnement, mais aussi sociologiquement dans la manière dont notre société en rend compte et organise ce temps si décisif de la vie. J’ai donc travaillé ces questions dans le cadre d’un doctorat dans un pas de deux entre la réflexion et la pratique ce qui est, dans ma vie de chercheur, de « creuseur » devrais-je dire, une préoccupation constante. J’ai besoin de sentir pour mieux réfléchir.




Vous parlez d’une « extrême fécondité de la fin de vie » ; qu’entendez-vous par là ?


Dans une société très performiste et consumériste, il est tentant de regarder la fin de vie comme un crépuscule fait de pertes irrémédiables, comme une lente plongée dans la dépendance et la séparation, comme un temps stérile de déjà-presque-mort. Ce n’est pas mon expérience.


J’ai constaté à d’innombrables reprises que le « mourant » (mot dérangeant que je choisis délibérément d’utiliser car il s’agit d’un participe présent qui illustre ce « travail du trépas », selon l’expression de Michel de M’uzan, qui ne se fait qu’au présent) est encore une personne qui chemine cahin-caha et cherche à faire de sa vie une sorte d’accomplissement et pas seulement un aboutissement, qui cherche à achever sa vie comme on achève une œuvre et pas comme on achève un cheval.


C’est toute la raison d’être de l’accompagnement et des soins palliatifs qui consistent à créer les conditions favorables à un tel chemin par le soulagement des douleurs physiques d’abord et l’apaisement des souffrances psychiques afin de créer la disponibilité nécessaire. Quand cela est bien fait, il est courant de voir des personnes atteindre une sorte de point culminant de leur vie, autour de prises de conscience profondes, de réconciliations, de mots d’amour enfin osés, de retournements, de libérations, etc., qui ont un impact profond sur elles-mêmes, mais aussi sur leur entourage et le deuil auquel ils essaient de se préparer, et même sur les soignants en confortant le sens de leur engagement, illustrant ce que j’appelle précisément cette « extrême fécondité de la fin de vie ».


Comment expliquez-vous que notre société qui semble avoir brisé de si nombreux tabous, demeure encore très gênée par rapport à celui de la fin de vie ?


« Ni le soleil, ni la mort ne se peuvent regarder fixement », disait La Rochefoucauld… Après avoir tenté au XIXe et au XXe siècle, sur fond de progrès médicaux stupéfiants, de camoufler progressivement la question de la mort, celle-ci est redevenue visible à travers la fin de vie, notamment à partir quelques affaires emblématiques (Humbert, Lambert…) qui ont contribué à faire évoluer la loi et les consciences. Aujourd’hui, elle est devenue un sujet de société - on doit s’en féliciter -, donnant cependant parfois jusqu’à une certaine nausée dans un traitement médiatique parfois quasi-pornographique (selon le mot du sociologie anglais Geoffrey Gorer en 1955 déjà…). Il s’agit de retrouver une forme de justesse et de pudeur dans le traitement social et médiatique de la fin de vie pour mieux respecter sa dimension intime, mais le sujet de la fin de vie, quoique souvent traité de manière caricaturale, n’est plus absent.


Ce qui est plus préoccupant, c’est l’occultation du deuil qui s’est opérée à mesure que la fin de vie revenait dans la lumière, comme l’envers d’une même pièce. Visible jusque dans les années 1980, il a été graduellement escamoté au point de quitter la scène sociale. Depuis 2020, avec le choc du COVID notamment, il redevient un sujet de plus en plus en discuté, mais pas encore au point d’être pris en compte à hauteur des enjeux et des volumes dans les politiques de santé publique et de solidarité.


J’ajouterais que briser un tabou ne saurait être une fin en soi. Freud mettait en évidence la fonction préservatrice qu’occupe le tabou dans la psyché et dans le corps social, et la nécessité précisément de ne pas le transgresser au risque de la folie (ex : le tabou de l’inceste).


Il ne s’agit pas tant de briser le tabou de la mort (dans une sorte de frénésie compensatoire, peu discernante et peu sage) que de lever le déni de la mort, cette manière ex abrupto de rejeter la mort, en l’occultant ou en la travestissant, qui empêche d’accéder à sa fécondité subtile et partagée.


Comment la fin de la vie peut-elle redonner du sens à la vie… et à la mort ?


Le titre « vivants jusqu’à la mort » de mon livre dit implicitement qu’on peut être mort avant d’être mort (psychiquement, socialement, spirituellement…) avant d’être physiquement mort. A contrario, on peut tenter d’être pleinement vivant, dans toutes les composantes de son être, avant de devoir mourir. La possibilité, a fortiori la proximité, de la mort est, au fond, ce qui nous presse de vivre. Là où l’immortalité se révèle finalement stérile, la mortalité est la cause première de notre révolte, de notre surgissement, de notre inventivité et même de notre socialité.

Sans fin de vie, pas de vie. Sans mort, pas de vie. La fin de vie est la vie. Elle n’est pas un temps mort, ni un temps pour les morts. Elle est un temps où la vie peut prendre son sens et sa valeur ultimes. Le mot « défunt » ne signifie pas « mort » mais « celui qui a accompli sa vie » (défungi en latin). D’où l’importance de pouvoir être bien accompagné(e) dans cette ultime pérégrination...


bottom of page