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"Territoires et égalité des chances" 


Entretien Confinews avec Jean-Baptiste Baudat

Haut fonctionnaire, Ancien Président de l’association Du Loir-et-Cher aux Grandes Écoles, Enseignant à Sciences Po et à l’INSP


"Territoires et égalité des chances"
"Territoires et égalité des chances"


En 2020, vous avez fondé, aux côtés de jeunes diplômés issus du Loir-et-Cher, l’association « Du Loir-et-Cher aux Grandes Écoles », destinée à promouvoir l’égalité territoriale des chances. Cette initiative fait partie de la fédération nationale Des territoires aux Grandes écoles, présente aujourd’hui sur 60 départements. Comment avez-vous été conduit à lancer cette initiative ? 


Je suis parti du constat assez banal que l’égalité des chances est à géométrie variable selon les territoires. Lycéen à Romorantin-Lanthenay, en Sologne, j’ai longtemps été laissé dans une forme de myopie quant à l’orientation scolaire. Mes camarades et moi étions quelque peu déboussolés car, arrivés en terminale, nous étions peu renseignés sur les possibilités de cursus et les prochaines étapes de nos parcours. Après un baccalauréat « scientifique », on nous conseillait assez mécaniquement de postuler en classes préparatoires scientifiques ou de songer aux études de médecine. Mon orientation a pris un tournant la veille de la clôture des vœux « Admission post-bac (APB) », lorsque j’accompagnais un ami – non sans traîner des pieds d’ailleurs – à une journée portes ouvertes de présentation d’une classe préparatoire littéraire B/L. Ce cursus offre une formation pluridisciplinaire, à cheval entre les sciences humaines, sociales et celles dites dures. On y enseigne notamment la sociologie, l’économie, la philosophie, les mathématiques, la littérature française. Ce fut une révélation du dernier moment que j’ai eu la chance de découvrir par hasard et qui m’a permis de changer mes vœux quelques minutes avant l’échéance. Ce type d’histoire anecdotique est en fait largement partagée. Beaucoup de jeunes ne disposent pas aujourd’hui du bon niveau d’information sur leur possibilité d’orientation. 


Malgré des performances et résultats scolaires équivalents, il existe une forme de schisme dans les choix d’orientation entre les lycéens ruraux et urbains, ces derniers ayant des projets de parcours plus ambitieux mais aussi plus variés. Cet écart s’explique notamment par le « savoir institutionnel » sur l’orientation, qui est mieux partagé dans le 5ème arrondissement de Paris que dans les territoires ruraux comme la Sologne. Un vrai combat est toujours à mener afin de faciliter les possibilités d’évolution des jeunes des territoires. 


Au-delà du manque d’information, il y a un phénomène d’autocensure face aux concours des « grandes écoles ». En classes préparatoires, lorsqu’un de mes camarades fut reçu au concours de l’Ecole normale supérieure (ENS), après une quinzaine d’années durant lesquelles personne n’y était entré, une faille positive s’est créée : les promotions suivantes se sont autorisées à se dire qu’il était possible, en ne venant pas de grandes villes, d’intégrer une « grande école ». J’ai rencontré la même chose lors de mes études à Paris : en rencontrant des personnes qui avaient fait l’Ecole nationale d’administration (ENA), j’ai pu abolir des appréhensions et des mythes et remettre le concours au niveau de ce qu’il est, c’est-à-dire un simple mode de sélection, avec des critères parfois implicites. Nous pensons dans les associations « Des territoires aux grandes écoles » que ce phénomène de projection dans un parcours est auto-réalisateur et permet de casser la barrière de l’autocensure. 


Ces constats ont donc présidé à mon engagement pour l’égalité des chances avec la création du Loir-et-Cher aux Grandes Ecoles et d’une centaine de parrains et marraines engagés pour soutenir les jeunes.


Quelles sont aujourd’hui les leviers d’action pour lutter efficacement contre les inégalités des chances dans les territoires ? 


La première chose, gratuite et assez évidente, est la transmission de l’information par le partage de l’expérience. Les lycéens ont besoin de rencontrer physiquement des personnes qui ont « réussi » ce type de parcours, mais aussi et surtout parfois qui ont fait fausse route. Ils doivent retracer un nouveau chemin, dans les domaines qui les intéressent et qui sont issues des mêmes établissements scolaires et des mêmes territoires. C’est pourquoi Du Loir-et-Cher aux Grandes Écoles intervient dans les lycées afin d’incarner des parcours et de partager les expériences personnelles à tous les niveaux. Le format de l’association, assez souple, faisant appel aux bonnes volontés des uns et des autres, est parfait pour ce type de transmission d’information. Nous avons ainsi mis en place un système de parrainage pour accompagner les lycéens et casser le phénomène d’autocensure. Magistrats, avocats, scientifiques, ingénieurs, économistes et bien d’autres profils variés, tous récemment diplômés des huit lycées du département, interviennent auprès des lycéens pour les encourager à être ambitieux dans leur orientation. Nous sommes attachés à établir une vraie franchise dans les échanges, afin de dépasser les éventuels tabous – notamment économiques – et proposer des solutions pour anticiper les difficultés que les futurs étudiants pourraient rencontrer plus tard au long de leur parcours.


Plus récemment, nous avons réfléchi à élargir notre accompagnement associatif par un système de « référents » ayant une expérience relativement longue dans le secteur public ou privé et qui pourraient accompagner les jeunes au sortir de leurs études. De manière plus ciblée, nous proposons aussi des bourses à des lycéens du Loir-et-Cher pour leurs études supérieures. C’est une initiative accompagnée par la fédération et qui a vocation à s’élargir dans toutes les associations Des Territoires aux Grandes Écoles. Avec un jury territorial composé de professeurs des universités du département et des mécènes privés, nous évaluons les candidatures en prenant en compte les résultats scolaires, la fiabilité du projet professionnel et les ressources familiales. Ces bourses de 6 000 euros sur deux ans permettent notamment aux jeunes de pouvoir financer des frais d’étudiants, le plus souvent celui du logement, dans les métropoles, où se concentrent les « grandes écoles ». Pour les entreprises locales, il est intéressant de participer à ces initiatives et d’aider à les financer, car cela les positionne aussi comme des acteurs du développement économique, social et méritocratique du département. 


Comment agir aujourd’hui pour minimiser les fractures territoriales et promouvoir un équilibre entre zones rurales et urbaines ? 


Le sujet est vaste. Une « planification rurale » et une « territorialisation de l’ensemble des dépenses de l’État » ne sont pas des politiques inintéressantes à mon sens, car elles permettraient d’une part d’allouer plus équitablement les ressources entre les territoires et de justifier les écarts d’affectation et d’autre part donner aux territoires une visibilité  pluriannuelle de répartition budgétaire et des perspectives d’équilibrage en cas d’écart non justifié. Comme une loi de programmation des finances publiques, une loi de programmation rurale pourrait être envisagée pour prendre en compte les problématiques spécifiques des 32 000 communes rurales de France qui couvrent 88% du territoire du pays, dans une logique de répartition équilibrée. Cela va au-delà de la puissance économique et du niveau de dotations attribuées aux collectivités territoriales : une forme de péréquation, toutes politiques publiques confondues, serait recherchée. L’objectif n’est pas de viser une proportion égale dans chaque territoire, mais une répartition équilibrée par rapport au nombre d’habitant et aux enjeux inédits des espaces ruraux (carte scolaire, couverture numérique, déserts médicaux, fermeture de services publics, difficulté d’accès). Pour un exemple de déséquilibre plutôt flagrant, on sait que le budget culturel de l’Etat est déséquilibré au profit de l’Île-de-France, avec une dépense d’environ 140 euros par habitant et par an contre 15 euros dans le reste de la France. 68 % des crédits ministériels dédié aux spectacles vivants sont concentrés en région parisienne où vivent 18% de la population. Or, la transmission de la culture est primordiale car elle réduit l’isolement social et favorise un sentiment d'appartenance et de légitimité au sein d'une communauté nationale. C’est ce que l’on voit dans les plus petites communes : lorsqu’il y a une vie culturelle, on lutte contre l’enfermement social et on recréé du lien humain. 


Quelles sont les initiatives qui font de la ruralité « une terre d’innovation » ? 


Les initiatives locales se développent aujourd’hui massivement et les collectivités sont de plus en plus en lien avec des associations qui cherchent à mettre en place des projets innovants. Par exemple, en région Centre-Val de Loire, des initiatives « itinérantes » sont à l’œuvre et offrent aux habitants des territoires la possibilité de bénéficier de services publics qui seraient autrement plus difficilement accessibles. La logique de la pérégrination de ces services permet par exemple un meilleur accès à la culture, avec des « cinémobiles » ou encore des « médiabus ». Mêmes les grands musées nationaux comme le Louvre et le Centre Pompidou créent des formules d’itinérances dans les territoires ruraux, ce qui est très encourageant. Dans le secteur de la santé, pour dépasser les limites de la télémédecine, les « bus médicaux » sont également en plein essor. Transportant médecins, dentistes, ophtalmologues directement dans les communes, ces soins de santé itinérants réduisent considérablement les trajets individuels, souvent longs et polluants, et constituent une dépense « verte » en même temps qu’un moyen d’équilibrer l’offre de services sur le territoire. 


Comment favoriser le dialogue entre les populations urbaines et rurales ? Comment des initiatives culturelles peuvent aussi y participer ? 


En décembre 2024, nous avons invité à Romorantin-Lanthenay la troupe J’y retourne Immédiatement de Bénédicte Nécaille, ancienne administratrice de l’un des théâtres de la Comédie-Française, le théâtre du Vieux Colombier, à Paris. Le spectacle proposé était réalisé à partir de la correspondance entre George Sand et Gustave Flaubert, faisant d’ailleurs malicieusement résonance avec la phrase de l’ancienne ministre de la culture Roselyne Bachelot-Narquin « on ne va pas quand même pas installer la Comédie Française à Romorantin ! ». C’était un moment exceptionnel d’échanges, qui a montré une fois de plus, la puissance de la culture pour nouer du lien social, ce qui peut parfois manquer dans les territoires. La salle, sans être immense, était néanmoins bondée.


Pour aborder la question du dialogue entre les populations urbaines et rurales, il faut bien sûr prendre conscience du différentiel qui existe entre les grandes villes et les territoires ruraux en matière d’éducation, de programmation culturelle, d’accès aux soins et à certains biens communs. Il ne s’agit pas de réaliser l’égalitarisme territorial, qui serait invraisemblable, mais de faire en sorte que ce différentiel soit ponctuellement réduit et qu’il ne soit pas disproportionné, pour lutter contre le sentiment d’abandon dans les territoires. Avoir accès à une culture variée est crucial aujourd’hui, alors que l’information, largement accessible sur internet, est parfois biaisée et souvent corsetée dans des boucles préférentielles des algorithmes des réseaux sociaux. Tocqueville disait en substance que les deux poumons de la démocratie sont les collectivités territoriales et les associations. Cette affirmation est à mes yeux pleinement contemporaine et on pourrait aussi rajouter que les collectivités et les associations sont le cœur battant du lien social dans un territoire. 


Enfin, au-delà du dialogue ruraux-urbains, il y a aussi l’enjeu de l’apprentissage du langage et des mots parmi les barrières à surmonter lorsqu’on change de territoire ou d’espace social et que l’on souhaite accéder à certaines études ou préparer certains concours. La France a une langue, le français, mais également de nombreux dialectes et langues locales qui sont une richesse. De la même façon, les milieux sociaux ou professionnels, quels qu’ils soient, ont aussi une forme de langage qu’il est toujours intéressant d’identifier. Ainsi, apprendre à « parler la langue » d’une école, d’une entreprise, d’une institution, d’un service public peut aussi être une richesse. Cela rejoint le discours sur l’importance du partage de l’information en matière d’égalité des chances, pour partager les façons d’être mais aussi de connaître et de dire, qui peuvent être de grands vecteurs de différenciation, pour ne pas dire de discrimination, quand on ne connait pas les « codes ». Le philosophe Wittgenstein disait à gros traits que lorsque l’on ne connaît pas un mot, l’objet que ce dernier décrit n’existe pas pour la conscience. Ainsi, lorsque notre vocabulaire est restreint, le champ de notre pensée et de ses horizons sont nécessairement réduits. C’est pourquoi les rencontres intergénérationnelles sont si importantes, c’est un moyen de mettre des mots sur les différents chemins d’avenir qui s’offrent aux jeunes et de les encourager à emprunter les voies à la hauteur de leur ambition. En un mot : transmettre.

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