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Responsabilité territoriale des entreprises : le territoire comme lieu de création de valeur



Interview de Maryline Filippi, professeure d'économie à Bordeaux Sciences Agro et chercheuse associée à l'INRAE - AgroParisTech, Paris Saclay





C’est parti pour la 15e édition du Mois de l’économie sociale et solidaire. Tout le mois de novembre sera consacré à des initiatives dans toute la France, pour donner de la visibilité à un secteur qui représente 7 % du PIB, 10 % des emplois. Comment définissez-vous l’ESS ?


C’est une question faussement simple. En France, l’ESS est définie par la loi du 31 juillet 2014 qui regroupe un ensemble d’organisations très différentes i.e. mutuelles, coopératives, associations, ou fondations, mais dont le fonctionnement et les activités reposent sur des principes de solidarité, de coopération et d'utilité sociale. Cette approche est d’ailleurs à la base de la reconnaissance historique par l’OIT, le 10 juin 2022, qui affirme que « l’économie sociale et solidaire est un bon moyen pour assurer le développement durable, la justice sociale, le travail décent, l’emploi productif et l’amélioration des niveaux de vie pour tous ». Ainsi les entreprises de l’ESS mettent en avant des valeurs et des principes communs pour une économie respectueuse de l’homme et de son environnement. Cela se traduit donc par la primauté de l’humain sur les capitaux financiers, i.e. la non rémunération des actions en capital, une recherche de la satisfaction des besoins des membres voire des communautés. Il en découle différents principes comme la lucrativité limitée, la gouvernance démocratique et partagée selon le principe une personne = une voix …., qui les différentient des autres types d’entreprises.



Chercheuse et auteure, vous venez de coordonner un ouvrage consacré à la Responsabilité territoriale des entreprises, aux éditions Le Bord de l’eau. Une notion nouvelle qui s’inscrit dans une société plus solidaire et plus éthique. Qu’entendez-vous par RTE ? Cette responsabilité est -elle mentionnée dans des textes législatifs internationaux, européens ou nationaux ?


C’est une notion familière mais paradoxale car originale. D’une part elle semble familière en raison du rapprochement avec la notion de responsabilité en particulier la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE). D’autre part, elle est paradoxale car si intuitivement chacun l’aborde avec une idée ou une attente, elle reste entourée d’un flou sur ce qu’elle désigne, sur sa mesure et sa mise en œuvre. Au sein de la Chaire TerrESS de Sciences Po Bordeaux dirigée par Timothée Duverger, nous avions en effet fait le constat que cette notion était originale car seule la plateforme de France Stratégie avait consacré un Avis à cette notion en juillet 2018. Aucune trace dans un texte législatif en France ou à l’international. Aussi nous avons donc réuni un collectif de chercheurs pour réfléchir à cette notion de RTE tout en organisant en parallèle, des ateliers de discussion, mobilisant des acteurs de l’ESS mais aussi des entreprises conventionnelles et des collectivités territoriales pour confronter les points de vue.


Ces travaux nous ont conduit à considérer que la RTE relevait d’un entreprendre en collectif et en responsabilité pour le bien commun. Le territoire devient le lieu de création de valeur partagée et de solutions innovantes pour relever les grands défis sociétaux comme l’emploi, mais aussi environnementaux dont le changement climatique. Il s’opère un basculement, d’une logique d’action individuelle à une logique collective, où l’on prend en considération les besoins exprimés par les individus sur un territoire pour construire des dynamiques sociales, économiques avec les différentes parties prenantes. Comme le montrent les expérimentations de Territoire Zéro Chômeur de longue Durée (TZCLD), qui inverse les politiques publiques en accompagnant la reprise d’emploi à partir des personnes elles-mêmes. Il s’agit effectivement de coconstruire une société plus solidaire, inclusive et éthique.


Quelle différenciation faites-vous entre la RSE et la RTE? ? Ces deux notions partagent un socle commun, mais la dimension territoriale et la multiplication des parties prenantes semblent être au cœur de la RTE ?


La Responsabilité Sociale des Entreprise est née d’une double origine, un mouvement luttant contre la financiarisation des entreprises (entreprises pilotées au profit des seuls actionnaires) pour une visée plus éthique dans les affaires économiques et la prise en compte de l’environnement et du Développement Durable dans la lignée du Rapport Brundtland. Les trois piliers, économique, social et environnemental de la RSE engagent les entreprises à être plus vertueuses et à prendre en considération leurs impacts. La norme volontaire ISO 26000, Responsabilité Sociale des Entreprises, guide les bonnes pratiques en soulignant l’importance des parties prenantes. La RTE poursuit cet objectif mais en se basant sur les territoires comme lieux de résolutions des problèmes. Le fait d’être au plus près des besoins des communautés permet de penser des solutions concrètes tout en considérant les différentes échelles, du local au global. Néanmoins, il ne s’agit pas d’une RSE territorialisée. Car la RTE répond à une inversion de logique, de l’individuel vers le collectif, pour répondre aux besoins et améliorer le bien commun en axant les actions autour de la capacité collective à embrasser les différentes dimensions des besoins des communautés, comme se nourrir, se loger, se soigner, s’éduquer …. Dans notre contexte sociétal soumis à de fortes incertitudes et grands bouleversements, les innovations sociales et territoriales imposent de travailler ensemble aux nouvelles réponses à apporter sans s’enfermer à une échelle locale. La RTE invite donc à une nouvelle ingénierie des compétences pour mettre en œuvre des dynamiques collectives, sans logique de silos, pour se préoccuper des problèmes complexes des communautés.




Si l’ancrage territorial d’une entreprise consiste à créer de la valeur sur un territoire, les intérêts des entreprises peuvent parfois entrer en conflit avec ceux des territoires. N’est-ce pas la raison pour laquelle la gouvernance du territoire devrait être déterminante ?


Tout à fait, l’ancrage territorial des entreprises n’élimine pas les notions de conflits et de concurrence, à savoir, conflits pour l’accès aux ressources, pour des orientations de développement territorial différentes, des choix d’investissement, …. Aussi, il est essentiel d’une part d’avoir des lieux de discussion et de concertation pour faire converger les intérêts et atténuer les tensions, mais d’autre part, d’avoir des acteurs intermédiaires, publics ou privés, afin de co-construire des processus de résolution et de gouvernance. La gouvernance multi-partenariale et multi-niveaux suggère ainsi que les prises de décisions, reposant sur un large consensus, participent à la résolution de conflits dans la recherche d’un avenir partagé et commun. Il s’agit donc d’un changement de logique d’action, y compris pour les acteurs publics et collectivités locales. La gouvernance territoriale est donc une clé essentielle pour limiter les stratégies entrepreneuriales prédatrices de certaines entreprises, engager des dynamiques économiques plus vertueuses et garantir l’obtention de solutions bénéficiant au plus grand nombre, aujourd’hui et demain. Elle engage donc des processus de concertation et de décision qui sont familiers aux entreprises démocratiques de l’ESS, mais qui doivent être étendus à l’ensemble des communautés, afin de garantir la prise en considération de tous.


Par expérience, dans la mise en œuvre d’un certain nombre de projets structurants, les enjeux idéologiques et politiques peuvent prendre le pas sur les intérêts économiques sociaux, environnementaux d’un territoire. Il est alors difficile de faire converger les différentes parties prenantes vers un bien-être collectif. Qu’en pensez-vous ?


C’est exact. Il ne faut pas méconnaître la difficulté de travailler en commun sur les territoires. La tentation d’imposer une décision sans concertation, pour aller plus vite, d’appliquer une décision exogène au territoire s’imposant « d’en haut », etc. … sont autant de facteurs qui peuvent bloquer les processus de décision sur les territoires et engendrer des conflits. Sans compter, l’existence sur un même territoire d’intérêts contradictoires, voire de comportements destructeurs de valeur, les exemples dans les chaînes de valeur alimentaires, les implantations de sites industriels sensibles ou la réaffectation de zones naturelles pour une exploitation intensive par certaines entreprises, font l’objet d’incidents régulièrement relayés dans la presse et traités dans les tribunaux. L’exemple des bassines illustre bien les tensions qui s’exercent sur les territoires conduisant à des oppositions pouvant devenir violentes. Mais c’est aussi le cas lors d’implantation d’éoliennes par exemple, ou de stations de méthanisations qui, si elles relèvent d’une recherche vertueuse d’alternatives aux énergies fossiles, nécessitent au préalable un consensus des populations locales. Bien des projets n’ont pas été menés à terme, non en raison d’un plan d’investissement déficient, mais en raison de l’hostilité des communautés locales. Les concertations préalables, l’information comme la formation, ne sont pas accessoires, mais demeurent à la source de l’exercice de la démocratie citoyenne.


Si la RTE se construit sur une logique collective, valeur portée par l’ESS, ne se résume-t-elle pas pour autant à un sujet de gouvernance publique et privée entre les différents acteurs d’un territoire (collectivités locales, PME, grands groupes, coopératives, entreprises de l’ESS, mutuelles, associations, chambres des métiers, CCI, grandes écoles, lycées agricoles… )?


Résumer la RTE à une gouvernance publique ou mixant des parties prenantes différentes sur un territoire réduit sa portée exploratoire et transformatrice. Certes, la gouvernance participative est indispensable à la mise en œuvre de démarches de RTE sur les territoires. Mais la RTE dépasse la notion de gouvernance pour donner un sens à l’engagement des collectifs. Effectivement, elle intègre la longue liste d’acteurs que vous énumérez, mais elle ne se réduit pas seulement au strict périmètre des projets de territoire. La RTE, comme l’ESS, ambitionne d’avoir une nouvelle approche sociétale, de construire une société plus juste, solidaire et inclusive. En tant que notion nouvelle, elle invite à penser les dynamiques à l’œuvre pour créer des repères pour l’action. Il est question de repenser les cadres d’analyse pour développer des guides méthodologiques, favoriser les évolutions règlementaires et institutionnelles, expérimenter et accompagner les acteurs à penser les nouvelles solutions en réponse aux grands défis. En conséquence, nous avons besoin de développer des recherches et des expérimentations en faisant dialoguer chercheurs, acteurs publics et privés, de l’ESS ou non.


La RTE ne devrait pas être considérée seulement comme une valeur économique partagée, mais comme la recherche et la mise en œuvre de valeurs communes (économiques, sociales, environnementales…) entre l’entreprise et le territoire ?


Tout à fait ! Si la RTE semble familière à beaucoup c’est qu’elle ambitionne non seulement de réconcilier entreprise et société en ancrant l’entreprise positivement sur un territoire et en répondant aux aspirations légitimes de chacun, mais aussi d’oeuvrer pour le bien commun en offrant des réponses aux besoins individuels et sociétaux dans le respect du présent et des générations futures.




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