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La Silicon Valley peut-elle retomber sur ses pattes après la pandémie ?


Interview de Georges Nahon, Consultant et conférencier à Paris, Ancien DG pendant 15 ans d’Orange Silicon Valley à San Francisco Qu’est-il arrivé aux Big Tech et à la Silicon Valley depuis le début de la pandémie ?

Depuis quelques temps déjà, la Silicon Valley n’est plus le centre de gravité absolu du monde de la tech : un certain nombre d’entreprises tech à succès et à rayonnement mondial n’y sont pas basées, comme Shopify à Ottawa et, quant à elle, TikTok, est chinoise. Mais les Big Tech se sont très bien tirées jusqu’à présent de la crise due à la pandémie. En effet, le confinement a stimulé l’utilisation du numérique et a donné aux géants américains de la tech l’occasion de se développer fortement et d’augmenter leur domination déjà exorbitante. Beaucoup de startups en ont aussi profité, il faut le dire : celles des domaines en expansion conjoncturelle, comme la livraison à domicile, le cloud, ou les outils numériques de collaboration et de formation. Pas les autres.

A contrario, la Big Tech de la Silicon Valley a dû faire face à d’autres défis. Depuis un certain temps déjà, on a vu se développer la question de l’égalité de genre et d’équité avec l’augmentation de l’activisme social des employés de la tech notamment dans la mouvance du BLM[1]. La montée en puissance de la culture « Woke » qui est, selon Wikipédia, un militantisme progressiste de gauche, antiraciste, féministe et LGBT[2] a mis au grand jour les différences entre l’élite plutôt libertarienne (libéralisme radical contre l’intervention des gouvernements) et les employés plutôt libéraux de la Tech de la Silicon Valley. Le PDG d’une société de crypto monnaie Coinbase a publié un manifeste contre la politisation de la vie dans l’entreprise, en affichant des principes d’attitudes apolitiques pour sa société. Très controversé, notamment par l’ancien patron de Twitter qui, dans un tweet, a indiqué que « les capitalistes moi-d’abord qui pensent que l’on peut séparer la société de [la vie en] entreprise vont être les premiers à être alignés contre le mur et fusillés pendant la révolution« . Il critique l’abandon du contrat social à l’intérieur des entreprises de la Silicon Valley au profit de la recherche de profit rapide sans état d’âme. Dans certains cas, on voit que « la technologie, qui est censée être utilisée pour rendre le monde meilleur, est devenue une arme de haine. »

Il y a également eu les accusations antitrust par l’administration américaine.

Les Big Tech ont en effet été accusées de mauvaise gestion des informations concernant les personnes, d’avoir des pratiques commerciales discriminantes et en concentrant de plus en plus de pouvoir d’être capables d’étouffer l’innovation et l’entreprenariat, et de manipuler les opinions. Les quatre grands ont dû se soumettre à un interrogatoire de la commission d’enquête de la Chambre des représentants en juillet 2020. C’est l’enquête la plus notable contre la tech depuis la mise en accusation de Microsoft en 1992. Un rapport très accusateur est sorti le 6 octobre 2020 et dessine un avenir plus difficile pour Amazon[3], Apple, Alphabet (Google) et Facebook. Une recommandation – poussée fortement par les Démocrates – préconise le démantèlement (séparation structurelle) des activités des GAFA qui toucherait davantage Facebook et Google que les autres. Cependant, les Républicains ont indiqué qu’ils n’étaient pas d’accord avec une restructuration d’une telle ampleur : » il est très important que nous procédions avec un scalpel et non une tronçonneuse« . Bizarre, soit dit en passant, que les démocrates s’en prennent si fortement aux Big Tech et à la Silicon Valley qui traditionnellement les soutient (y compris financièrement) : peut-être est-ce la résurgence d’un anticapitalisme idéologique radical contre l’administration Trump. Les élections présidentielles américaines du 3 novembre 2020 ne changeront pas grand-chose, car la commission d’enquête était bipartisane. Si, dans ce domaine, le passé se reproduit, la mise en œuvre de certaines recommandations du rapport prendront du temps et il y aura des « settlements » (arrangements) avec la Justice. Entretemps, cela peut un peu couper les ailes et les velléités de « domination concurrentielle » des Big Tech. A la fin octobre 2020, une semaine avant les élections présidentielles américaines, Google et Twitter devront témoigner dans une audience devant le Comité du Commerce du Sénat.

Deux autres développements importants ont transformé le panorama de la Silicon Valley : « l’exode » des gens de la tech hors de la Silicon Valley et l’adoption massive du télétravail. Le travail à distance pourrait-il affaiblir la Silicon Valley ou la renforcer ?

L’exode pose la question de la pérennité de la région. Ces départs ont certes été accélérés par le télétravail obligatoire, mais la raison profonde a été depuis quelque temps déjà le coût exorbitant de la vie dans la région avec ses services publics déficients (la pandémie est peut-être un bon alibi pour réduire les salaires de ceux qui vont vivre là où le coût de la vie est plus bas !). Le résultat est que Silicon Valley pourrait se vider de la présence in situ de ses meilleurs talents, y compris dans les universités locales prestigieuses, comme Stanford et Berkeley.

Les big tech et la Silicon Valley envisagent en effet un nouveau monde post-Covid où leurs collaborateurs seraient distribués à distance et hors des bureaux ou des labos. (Le paradoxe ironique est que ces sociétés, et notamment Apple, Facebook et Nvidia ont investi massivement dans la création en 2017 /2018 de leurs quartiers généraux majestueux et colossaux invitant la présence in situ d’énormément de collaborateurs).

Mais on peut se demander comment et pourquoi ce nouveau modèle de travail ex situ pourrait s’imposer face au modèle in situ qui a fonctionné avec un tel succès jusqu’au confinement Covid-19, et ce, depuis 1956 quand la première entreprise de semi-conducteurs Shockley Semiconductor Laboratory a été créée. Elle a indirectement baptisé la région Silicon Valley en 1971 sous la plume d’un journaliste.

Clairement, les entreprises de Tech de la Silicon Valley gagneront au plan économique en offrant des salaires moins élevés hors de la région. Mais aussi en performance avec un accès à un pool énorme de compétences pointues en dehors de ses terres dans le monde entier sans besoin de locaux spécifiques. Ce processus était déjà engagé en partie avant la pandémie.

Cependant, il y a des risques importants sur la capacité à continuer à innover de façon aussi ingénieuse et « disruptive » que cela a été le cas depuis le début de l’histoire de la Silicon Valley. Comment la « sérendipité » de la Silicon Valley, l’innovation impromptue provoquée par les rencontres réelles, pourrait-elle perdurer, malgré cette décentralisation des employés ?

La sérendipité fait partie de la légende de la Silicon Valley, comme les garages des grands inventeurs, les pieds nus de Steve Jobs et les farces du cofondateur d’Apple, Steve Wozniak (WOZ). Il est vrai que l’industrie de la tech dans la Silicon Valley s’est largement construite sur la sérendipité, ces rencontres fortuites et inspirantes de personnes et de leurs idées. La sérendipité est une forme de collaboration non organisée, mais puissante. Des innovations en naissent à l’improviste dans les grandes entreprises, les universités et les startups. La sérendipité permet d’imaginer de nouvelles idées et stimule la motivation des équipes. Il y a une pollinisation croisée entre les personnes, mais des startups naissent aussi à partir de grandes sociétés, grâce à cette proximité physique et culturelle.

Pour qu’elle se produise, la sérendipité a besoin que les rencontres des personnes de produisent en « face- à-face » dans le monde réel. En présentiel. A deux ou à plusieurs. La proximité physique mutuelle des collaborateurs s’accompagne aussi de dimensions émotionnelles et sociales non codifiables, mais essentielles. On parle d’un « savoir tacite ». De rhizomes de connaissance. Des compétences différentes se rencontrent et interagissent, en osant repousser les limites de ce qui est faisable, légal (ou raisonnable !), en sortant de l’incrémental et du conformisme de l’establishment. Un peu une réaction d’étudiants, de « geeks » et de « nerds ». La Silicon Valley c’est aussi un terroir de « voyous » éclairés, iconoclastes et farceurs qui veulent aller très vite au but.

Être ensemble au même endroit (même à la cafétéria ou au restaurant), c’est aussi être en bande et se rassurer, se soutenir pour se convaincre de la viabilité possible de projets décalés, compliqués et audacieux et il faut « aller vite et tout casser », dirait Facebook (Move Fast and Break Things). C’est vraiment difficile de répliquer ce modèle, ce modus vivendi, sans manuel d’utilisation, soit ailleurs géographiquement soit de façon virtuelle. On n’a pas encore trouvé comment faire des machines à café virtuelles ! Alors une Silicon Valley virtuelle, ce n’est pas pour demain !

C’est la raison pour laquelle il se dit que le télétravail et sa virtualisation des relations présentent le risque de réduire ou d’éliminer la sérendipité et sa génération d’idées géniales. D’un autre côté, le télétravail est pratiqué depuis longtemps dans la Silicon Valley. Il n’a jamais été question de remplacement ou de substitution. Et il est probable que ce sera encore longtemps le cas. Une PDG de Yahoo au moment de sa prise de fonction avait banni en 2012 le télétravail pratiqué dans cette société.

En mai 2020, Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook indiquait de son côté que 50 % de ses employés voulaient revenir au bureau dès que possible, mais que dans les dix ans qui viennent 50 % de ses employés travailleraient à distance… Vu la croissance rapide des effectifs de Facebook, on peut s’attendre à ce que d’ici dix ans, ces 50 % représentent quand même beaucoup de monde dans la Silicon Valley. A la moindre menace de nouveaux concurrents ou de perte de performance, les choses changeront bien vite. Et on se recentrera rapidement même géographiquement. Mais est-ce que cela veut dire que la culture originale de la Silicon Valley est pérenne et non reproductible ailleurs ?

La Silicon Valley bénéfice d’une forte densité d’entrepreneurs, de chercheurs, d’ingénieurs iconoclastes et d’investisseurs éclairés. Elle se combine à un milieu universitaire de haute qualité qui produit des inventeurs et des entrepreneurs brillants comme les fondateurs de Google. Et il y a une histoire mythique de cette région (HP, Intel, Apple, Fairchild, Xerox, etc..), qui irrigue et stimule la culture locale d’entreprenariat.

Les réseaux des vétérans locaux et la collaboration intergénérationnelle sont ancrés dans le terroir : pas d’exode à l’horizon pour ceux-là !

Le capital-risque assure, lui, le lien entre les startups et les firmes établies et booste l’entreprenariat. Il y a pas mal des transfuges des entreprises de tech locales vers le capital-risque ; ce qui facilite grandement les échanges et l’accès aux bonnes personnes aux bons endroits. Le trio « université, capital-risque et grandes entreprises tech venant elles-mêmes d’anciennes startups » a produit de grandes success stories.

C’est une culture pérenne difficile à reproduire de A à Z ailleurs, y compris aux USA. Sinon, cela se saurait depuis le temps… Il manque toujours un A ou Z. Y a-t-il d’autres risques pour la Silicon Valley post pandémie ?

Oui, on parle du risque lié à la baisse actuelle de l’innovation chez les BigTech et de la concentration dans leurs mains d’une énorme puissance d’intervention et d’obstruction de l’entreprenariat local, par le biais d’acquisitions visant à empêcher des concurrents de se développer. Un thème mentionné dans le rapport de la commission d’enquête de la Chambre des représentants (donc seulement une accusation à ce stade). Une autre cause de la « baisse » d’innovation, c’est le déplacement des innovations vers le B to C ou le B to B to C. C’est-à-dire une orientation moins Entreprise (Business) et plus vers les Consommateurs. Qui demande des cycles plus courts de développement et de maturation.

Les Big Tech et se sont concentrées sur leur métier cœur en tentant aussi des diversifications en interne. Mais elles rachètent aussi beaucoup de concurrents potentiels ou tentent de les copier pour l’innovation non incrémentale qu’elles ne maîtrisent pas complètement. Ce qui peut entraver l’innovation en étouffant des startups jugées dangereuses et en les neutralisant dans leur phase critique d’expansion. Mais elles achètent aussi des entreprises utiles pour compléter leurs gammes de produits et services. Ce qui s’est toujours fait dans toute l’industrie sans poser de problèmes règlementaires particuliers. On voit aussi moins d’innovation radicale dans la Silicon Valley en ce moment, à l’exception du domaine de l’intelligence artificielle (qui n’est pas unique à la Silicon Valley ni aux BigTech) et de l’informatique quantique.

Mais le cocktail 5G + IA + internet des objets (IOT) fera émerger de nouvelles idées de business et de technologies. Il y a aussi un effet générationnel qui jouera assurément, avec « de nouvelles façons de voir et de vouloir le monde » par les jeunes, ce qui peut ringardiser l’establishment de la tech actuelle, comme cela s’est fait depuis l’arrivée d’internet et du mobile pour les ancêtres des Big Tech. Le PC est toujours là, mais ce n’est plus « cool ». Tous les anciens géants de la tech américaine paraissaient indéboulonnables, puis on imaginait qu’ils disparaîtraient suite à des procès antitrust. Mais à part une exception ou deux, ou suite à des fusions, ils sont toujours là et certains, avec une deuxième vie spectaculaire comme Microsoft. On n’a donc pas vu disparaître le Poney Express (de la tech) avec l’arrivée du train (des Big Tech) !

Et il faut s’attendre à des évolutions du même type dans la Silicon Valley. Ce qui est notable également, c’est qu’au lieu de s’introduire en bourse, la grande majorité des startups de la Silicon Valley se font racheter et cessent ainsi d’être compétitives. Ce qui constitue une préoccupation pour l’élite de la région dont les visionnaires éclairés. « La Silicon Valley a changé le monde. Elle l’a fait parce que les fondateurs et les investisseurs du capital-risque voulaient gagner les marchés de demain, et non pas vendre à ceux qui avaient déjà gagné hier ».[4] Le mot de la fin : un avenir assuré, mais différent pour la Silicon Valley?

Les introductions en bourse des startups de la Silicon Valley ont été nulles en 2020, mais les choses ont repris à la rentrée avec des noms comme Palantir, Snowflake, Asana, Sumo Logic. Il y aura encore beaucoup d’acquisitions, même si le congrès américain a l’air de vouloir réduire la marge de manœuvre des quatre gros de la tech américaine.

Dès qu’un vaccin contre la Covid verra le jour, le tropisme du bureau prévaudra dans la Silicon Valley et ses startups recommenceront à changer le monde. Mais ce ne seront plus les seules.

Du monde entier, les gens ont toujours voulu aller dans la Silicon Valley pour y travailler près des grands talents de la tech dans cette micro-fourmilière d’idées, d’imagination, d’audace et de célébrités.

La Silicon Valley est à l’innovation technologique ce qu’Hollywood est à la créativité dans le divertissement. Il faut y être !

Pour parodier un fameux dicton « Silicon Valley Is Not Just A Place. It Is A State Of Mind », je dirais: « La Silicon Valley n’est pas seulement un état d’esprit, c’est un lieu ». Où il faut être. [1] BLM = black lives matter, est un mouvement mondial créé aux USA en 2013 dont la mission est « d’éradiquer la suprématie blanche et de renforcer le pouvoir local afin d’intervenir dans les violences infligées aux communautés noires par l’État et des miliciens. (Black Lives Matter Foundation, Inc is a global organization in the US, UK, and Canada, whose mission is to eradicate white supremacy and build local power to intervene in violence inflicted on Black communities by the state and vigilantes) https://blacklivesmatter.com/about/ [2] Woke: source wikipédia [3] Amazon est basée à Seattle donc n’est pas vraiment une société de la Silicon Valley même si elle dispose d’un important laboratoire de développement avec 7 000 employés environ en 2019 et un groupe à San Francisco centré sur le cloud. [4] Mark A. Lemley est actuellement professeur de droit William H. Neukom à la Stanford Law School et directeur du programme de la faculté de droit de Stanford en droit, science et technologie, ainsi que partenaire fondateur du cabinet d’avocats Durie Tangri LLP

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