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Mayotte demain, Singapour ou Haïti ?

Jean Dumonteil


Mayotte demain, Singapour ou Haïti ?
Mayotte demain, Singapour ou Haïti ?

Beaucoup de nos concitoyens hexagonaux ont découvert Mayotte à l’occasion du dernier cyclone qui l’a frappée : politique de l’émotion, images terribles qui, hasard du calendrier, faisaient écho aux semblables et tragiques paysages tropicaux dévastés par le tsunami de décembre 2004 au nord-est de l’océan Indien. Écho aussi à la réouverture de Notre-Dame de Paris : « Nous reconstruirons Notre-Dame en cinq ans » ; « Nous refonderons Mayotte en deux ans ». Sauf qu’ici, il ne s’agit pas de reconstruire comme la cathédrale parisienne « à l’identique » car à la veille du cyclone Mayotte était déjà dans une situation catastrophique qu’un long aveuglement et le déni d’impuissance empêchent de voir en face.   


Il faut regarder Mayotte à la bonne échelle. Sa superficie est de 376 km2, trois fois plus petit que la Martinique, 15 fois moins que la Corrèze, département hexagonal moyen, et même deux fois moins étendue que la communauté d’agglomération de Tulle. Contrairement à ce que les images peuvent donner à voir, Mamoudzou n’est pas non plus la banlieue de Saint-Denis-de-la-Réunion. Situé à 8.000 km de la métropole, à l’entrée nord du Canal du Mozambique ce petit territoire composé de deux îles principales (Petite Terre et Grande Terre séparées par un bras de mer), vit à 67 km d’Anjouan (Comores), 300 km de Madagascar et à même distance des côtes africaines. Mayotte est plus proche de Zanzibar que de la Réunion distante de 1.400 km.


J’étais présent à Mayotte lors du précédent grand cyclone dévastateur Kamisy en 1984. Deux cyclones, deux époques, ou comment en quarante ans une île paradisiaque est devenue un enfer. 


En 1984, Mayotte était encore peuplée de quelques dizaines de milliers d’habitants, il n’y avait qu’un seul hôtel rudimentaire et le tourisme n’existait pas sur cette île pourtant splendide avec le plus grand lagon fermé du monde barrière de corail longue de plus de 160 km, avec sa petite préfecture coloniale construite par les Ateliers Eiffel, quelques pistes en terre et une poignée de légionnaires pour protéger une station d’écoute car, à l’entrée du Canal du Mozambique, Mayotte était une place stratégique. En 1984, l’île n’était reliée à la Réunion (et donc à la France) que par un vol bi-hebdomadaire de près de quatre heures. 


Un statut toujours contesté par le droit international


En 1984, la justice était encore rendue par des cadis sur ce territoire marqué par un matriarcat islamique singulier. Mayotte est alors appelée “l’île aux fleurs“, ainsi nommée pour la production principale de l’ylang-ylang. Plus de 10 % de la production mondiale de cette fleur qui trouvait un débouché chez les parfumeurs européens qui depuis la départementalisation se tournent vers les autres îles des Comores et Madagascar plus entreprenantes. 


En 1984, un énième référendum (qui sera différé) était prévu à Mayotte pour confirmer le choix de Mahorais de rester français, choix exprimé une première fois en 1974 lors du référendum d’autodétermination organisé sous l’égide de l’ONU pour les quatre îles de l’Archipel des Comores. Le résultat global en avait été massivement indépendantiste (94,5 %), mais si le oui l’avait emporté à plus de 99 % à Grande Comore, Mohéli et Anjouan, le non résistait à 63 % à Mayotte. Le droit international affirmait l’intangibilité des frontières de l’archipel mais les Mahorais ont alors fait valoir leur histoire singulière, différente des îles sœurs : les femmes conduites par Zéna M'Déré et le mouvement dit des “chatouilleuses“ ont milité activement pour le rattachement définitif de Mayotte à la République française et Paris a répondu en dotant Mayotte d’un statut particulier. Un dernier référendum mahorais en 2009 scellera le destin français du territoire et Nicolas Sarkozy annoncera alors la création du 101e département français. 


Dès 1974, le statut de Mayotte a été contesté par l’Union des Comores, l’Organisation des Nations unies et l’Union africaine au nom de l’intégrité territoriale de l’archipel. Depuis 1975, l’Union africaine considère ce territoire comme occupé par une puissance étrangère (Résolution 3385 du 12 novembre 1975 des Nations Unies). Face à cettesituation, les responsables politiques français n’ont pas toujours été unanimes : en 1986, Jacques Chirac, Premier ministre de cohabitation (et candidat à la présidentielle) en visite sur l’île soutenait le projet de départementalisation. Il était alors en désaccord avec François Mitterrand qui, un mois auparavant, lors d’un dîner d’État, avait regretté le maintien de Mayotte en France, s’opposant à ce qu’elle devienne un département français.


Lutte « sisyphéenne » contre la submersion migratoire


On connaît la suite. Submersion migratoire en provenance des Comores et du continent africain jointe à une natalité débordante. En 2016, Le département de Mayotte battait son propre record annuel avec près de 10.000 naissances (9.514 officiellement au centre hospitalier de Mayotte dans l’obligation d’augmenter ses capacités d’accueil). 


Si à l’échelle de la France, Mayotte est un territoire très pauvre et 77 % de la population sous le seuil de pauvreté, son PIB est 7 à 10 fois plus important que dans les îles voisines. D’où l’irrésistible force d’attraction de ce territoire français dans son environnement régional. Avec une particularité : les immigrés sont principalement des femmes dont la fécondité est deux fois plus importante que celles des Mahoraises. 


En 2020, un rapport du Défenseur des Droits, Jacques Toubon, conclut qu’ « à Mayotte plus qu’ailleurs, il existe un écart immense entre les droits consacrés et ceux effectivement exercés. Les droits fondamentaux – droit à l’éducation, à la sûreté, à la santé, à vivre dans des conditions décentes – n’y sont pas effectifs. Le manque d’infrastructures en matière de soins et d’éducation notamment, le coût de la vie, l’insécurité et les crises sociales qui ébranlent régulièrement l’île nuisent à son attractivité. Mayotte semble enfermée dans un cercle de misère dont elle ne parvient pas à s’extraire ». Avec un avertissement : « la lutte contre l’immigration irrégulière risque de creuser les clivages et d’attiser les tensions sociales et, contrairement à ce qu’elle pourrait laisser croire, cette chasse d’allure sisyphéenne ne diminue pas la part des étrangers peuplant l’île. »


La Cour des comptes a aussi tiré le signal d’alarme. En 2016, son Premier président, Didier Migaud, faisait part de ses inquiétudes quant à la capacité du 101ème département français, « très différent des autres départements et régions d'outre-mer », de rentrer dans le droit commun. Selon Didier Migaud, « Outre l’explosion démographique et un taux de chômage très élevé (36,6 %), le PIB par habitant ne s'élève qu'à 7.900 euros, contre 31.500 euros au niveau national, les opportunités de développement économique sont rares » si on excepte l'aéroport de Dzaoudzi-Pamandzi et le port de Longoni. La Cour estime aussi que « la départementalisation aurait nécessité d'être mieux préparée et pilotée » avec une administration départementale aux effectifs pléthoriques, davantage consacrés à son fonctionnement qu'à ses missions. George Pau-Langevin, alors ministre des outre-mer, répliquait alors que le plan « Mayotte 2025 » du gouvernement de Manuel Valls était à la hauteur « pour permettre à Mayotte de répondre aux défis considérables qui se posent pour qu'elle puisse devenir un département comme les autres". Hélas, nous voici en 2025 et le rattrapage annoncé n’a jamais été à la hauteur des annonces parisiennes et du défi démographique local.


De crise en crise, le spectre d’une dérive « haïtienne »


Résultat : les équipements scolaires sont insuffisants. Les écoles primaires battent des records de densité d’élèves. Pour faire face on organise des rotations de classe, il y a les élèves du matin de 7h à 12h15 et ceux de 12h à 17h45 qui se partagent les mêmes salles de classe. En 2018, la ministre des outre-mer Annick Girardin déclarait que « pour être au rendez-vous, il nous faudrait créer une classe par jour » et Ibrahim-Amedi Boinahery, alors président de l’Association des maires de Mayotte avertissait « Les établissements sont surchargés et ce sont des poudrières ».


Mayotte avance de crise en crise. La pénurie d’eau due à la sécheresse et à des infrastructures sous-dimensionnées entraîne des mesures de rationnement. Cette crise a commencé en 2016, accentuée par la surpopulation, la déforestation incontrôlée. Lors du dernier congrès des maires en novembre 2024, Ibrahim Aboubakar, directeur général des services du syndicat Les Eaux de Mayotte, expliquait qu’ « en 2023, l’aggravation de la situation a conduit à des privations d’eau de la population allant jusqu’à 54 heures par semaine, c’est-à-dire deux jours et demi par semaine. 30% des personnes vivant sur le territoire, pour des raisons diverses et variées, ne sont pas raccordées au réseau d’eau. »

À la veille du cyclone, des solutions étaient envisagées avec un mix hydrique, forage, retenues collinaires, et dessalement. Le gouvernement avait même validé une deuxième usine de dessalement mais cela fait débat. Le lagon, trésor de biodiversité, est classé dans un parc naturel marin à haute valeur environnementale et aux enjeux de multiples usages (pêche, trafic maritime, activités de loisirs...). Installer une usine de dessalement dans une zone fermée constitue un énorme risque à cause des rejets massifs de saumure dans le lagon. Par ailleurs, dessalement industriel est très gourmand en énergie et Mayotte n’a pas aujourd’hui la capacité électrique de produire cette eau dessalée. L'électricité à Mayotte est constituée à 95 % d'électricité produite par des moteurs Diesel ; la part d'énergies renouvelables est de 5 %, (chiffre stable depuis 2013). « L’eau produite sera hors de prix, dans un territoire où 70% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté », prévient la députée Estelle Youssouffa.


Crise sécuritaire aussi qui fait craindre que, demain, Mayotte soit comparable à Haïti après le tremblement de terre de 2010. La violence est attisée par les dakous, bandes de jeunes délinquants déscolarisés qui volent et n’hésitent pas à caillasser les véhicules des gendarmes et à terroriser la population. « Mayotte est devenue un territoire de peur, de traumatisme et de deuil », constatait Madi Madi Souf, maire de Pamandzi et président de l’association des maires de Mayotte en octobre 2022, déplorant des « agressions de bandes de délinquants, souvent mineurs, qui sèment la terreur en toute impunité. Mayotte, avec plus de cinq homicides par an pour 100 000 habitants, a le triste record des assassinats en Europe ».


Depuis 2022, des bus scolaires, les véhicules transportant le personnel soignant et même les centres de santé sont régulièrement pris pour cibles. Dès la tombée de la nuit, un couvre-feu tacite s’impose sur l’ensemble du territoire.  Début 2024, le taux d’occupation de l’unique centre pénitentiaire de Mayotte était de 245 % (contre 119 % en moyenne française). En septembre, il a fallu l’intervention du GIGN pour mâter une émeute. Et la situation des centres de rétention n’est guère meilleure.

Les Comores font la sourde oreille à la reprise des clandestins car les Comoriens se disent chez eux à Mayotte. En 2018, le président Azali Assoumani déclarait que pour lui un Comorien n’est pas en terre étrangère à Mayotte : « Il n’y a pas de Comoriens illégaux à Mayotte. Il y a un problème de fond. Je n’accepte pas qu’un Comorien à Mayotte soit refoulé en tant qu’étranger ». 


Mayotte, zone franche


Les problèmes de Mayotte sont-ils solubles dans le programme de refondation annoncée par Paris ? Le nouveau ministre des outre-mer, Manuel Valls assure : « Nous ne laisserons pas Mayotte redevenir une île bidonville ». Pourtant, l’habitat en bois sous tôle a déjà été reconstitué sans attendre la reconstruction officielle promise par Paris et on se souvient de l’échec des opérations d’éradication « Wuambushu » de l’ancien ministre de l’intérieur Gérald Darmanin. D’autant qu’il n’y a pas eu d’offre alternative. En 2023, on a livré 113 logements sociaux sur le territoire.


Le plan « Mayotte debout » annoncé par le Premier ministre François Bayrou prévoit que Mayotte devienne « zone franche globale exemptant toutes les entreprises pour une durée de cinq ans, pour relancer une économie sinistrée et passer d’une économie souterraine à une économie déclarée ». Concrétisé par un projet de loi adopté dès le 8 janvier, il sera assurément voté dans un élan unanime des élus de la Nation. Mais ne s’agit-il pas davantage d’un amortisseur social que d’un levier de développement ? 


Cette notion de zone franche est emblématique dans l’océan Indien. C’est la création d’une vaste zone franche, sur le modèle singapourien, qui a permis le décollage économique de l’île Maurice dans les années 1980. Encore faut-il réunir les conditions du développement. Les entreprises mahoraises bénéficiaient déjà d’allégements de charge sans réels effets sur le développement économique du territoire et Mayotte n’est pas actuellement en capacité d’accueillir des investisseurs internationaux pour exporter.

 

Économie informelle, surpoids de l’emploi public, la situation de Mayotte ne la prédispose pas à l’agilité économique. Certes, depuis 2014, la France a obtenu pour Mayotte un statut de région ultra périphérique (RUP) de l'Union Européenne et bénéficie des fonds européens structurels et d'investissement mais cela ne suffit pas. Mayotte a une économie de comptoir avec des importateurs distributeurs en situation de monopole. La quasi-totalité des biens disponibles à Mayotte sont importés. Les prix sont encore plus élevés que dans les autres départements d'outre-mer, notamment à cause des sur-rémunérations de fonctionnaires qui déstabilisent l’économie locale. 


Mayotte « bénéficie » d’une armature administrative hors-pair. Pour paraphraser une publicité automobile, « elle a tout d’une grande ». Dotée des compétences départementales et régionales, Mayotte dispose de tous les services de l’État déconcentrés : Rectorat, Agence régionale de santé, Direction territoriale de la police nationale (DTPN), Commandement de gendarmerie, tribunaux administratif et judiciaire, Direction de l’environnement, de l’aménagement, du logement et de la mer, Direction de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités, Direction régionale des finances publiques, Direction des affaires culturelles, Direction de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt, Centre universitaire de formation et de recherche.


Cette structuration publique est-elle un frein ou un levier pour refonder durablement Mayotte ? L’État ne peut pas tout. Il faut que les acteurs économiques mahorais portent eux-mêmes le développement de leur territoire. Hélas, beaucoup des jeunes Mahorais les mieux formés préfèrent travailler en métropole ou à la Réunion et devenir fonctionnaires. 


Les femmes mahoraises seront-elles l’avenir de Mayotte ? Parmi les diplômés âgés de 20 à 29 ans, elles sont désormais majoritaires. C’est à cette génération de femmes de donner raison à leurs devancières « Les Chatouilleuses » qui se sont battues que Mayotte reste française et de gérer l’héritage. Elles doivent être conscientes que le salut socio-économique de Mayotte ne viendra pas durablement des transferts de la Métropole et de l’emploi public. Les zones franches nécessitent un affranchissement des esprits. À cette génération de femmes mahoraises bien formées d’écrire une nouvelle page d’histoire en prenant le pouvoir et en inventant un modèle de développement, adapté au contexte géographique, économique et culturel.


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