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Les paradoxes sont par essence énigmatiques, ils sont une invitation à la réflexion


Interview de Frédéric Thomas, biologiste de l’évolution, directeur de recherche au CNRS, codirecteur du Centre de recherches écologiques et évolutives sur le cancer, médaille d’argent du CNRS




Vous venez de publier avec l’anthropologue Michel Raymond un livre passionnant « Les paradoxes de la nature » aux éditions Humensciences. Tous deux qui êtes médaille d’argent du CNRS, vous réunissez vos connaissances pour interroger d’apparents paradoxes de la nature. Comment l’idée de ce livre est-elle venue ?


La diversité et la complexité du monde vivant ont à toutes les époques été des sources d’admiration, mais aussi d’interrogations quand il s’agit d’en comprendre les origines ainsi que les règles régissant leurs dynamiques. Si certains préfèrent verser dans l’obscurantisme, d’autres, comme les scientifiques, tentent d’apporter des explications rationnelles aux diverses bizarreries du vivant. La biologie évolutive, science introduite par Charles Darwin, apporte depuis un siècle et demi un éclairage vigoureux sur ces questionnements, mais de nombreux aspects font encore l'objet d'intenses recherches. Les situations dîtes « paradoxales », ou contrintuitives, sont dans ce cadre particulièrement intéressantes à étudier. Les paradoxes sont par essence énigmatiques, ils sont une invitation à la réflexion. Comment expliquer par exemple que certains animaux mettent fin à leur jour ? Pourquoi arrêter de se reproduire (typiquement la ménopause) quand on peut espérer vivre encore de nombreuses années ? Pourquoi avons-nous une attirance pour des aliments qui sont néfastes à notre santé ? Pourquoi les cellules qui nous constituent se retournent parfois contre nous et peuvent nous tuer au travers de cancers ? etc. Autant de questions intrigantes et passionnantes auxquelles il est important d’apporter des réponses pour améliorer notre compréhension de l’univers qui nous entoure.


La philosophie d’Aristote repose sur l’idée que la nature ne fait rien en vain. Est-ce précisément ce que vous avez souhaité démontrer à travers ce livre ?


A la lecture de cet ouvrage, le lecteur découvrira que les « paradoxes de la nature » ne sont en fait qu’apparents : ils correspondent juste à des situations un peu plus compliquées que d’habitude, mais dans tous les cas, ils s’expliquent par l’action de la sélection naturelle. Par exemple, dans la plupart des cas, il existe une relation positive entre le fait de vivre longtemps et le taux de gènes transmis à la génération suivante, car en vivant plus longtemps, un individu peut a priori se reproduire davantage. Ce raisonnement, simple et facile à comprendre, s’applique indéniablement dans beaucoup de circonstances. Toutefois, il existe aussi des contextes biologiques où c’est au contraire en se supprimant qu’un individu transmettra le plus de gènes, au travers de sa reproduction indirecte. Juste un exemple : si un individu infecté par un parasite se retrouve condamné et risque aussi de contaminer les individus apparentés vivant autour de lui (avec qui il partage au moins une partie de son patrimoine génétique), il a tout intérêt, en monnaie Darwinienne, à se supprimer avant que son parasite produise des stades infectants. De cette façon, il transmettra une partie de ses gènes indirectement, via la reproduction des individus avec qui il partage des gènes communs. La sélection naturelle dans ces situations peut alors favoriser la sélection de réponses comportementales qui font que les individus malades se suppriment… Ce n’est pas intuitif au départ, mais ça le devient quand on a l’explication. Le livre regorge d’exemples de ce style, de dérivations subtiles dans la façon dont la sélection naturelle façonne le vivant.



Dans votre ouvrage, vous vous interrogez par exemple sur la ménopause. A quoi sert-elle ? N’est-elle pas dans la nature, sans jeu de mot, contre-productive ?


La ménopause, ou arrêt de l’ovulation, peut en effet sembler paradoxale. D’autant plus quand on songe que la femme a une espérance de vie supérieure à celle de l’homme qui, lui, n’a pas de limite d’âge bien nette pour sa reproduction. Sur le plan de l’évolution, quelle est l’utilité d’un individu qui ne peut plus se reproduire ? Le paradoxe de la ménopause est encore loin d’être complètement résolu, mais plusieurs hypothèses ont été proposées. Parmi celles-ci on trouve l’hypothèse de l’effet grand-mère, basée sur la constatation (au moins par le passé) qu’un premier enfant aura davantage de frères et de soeurs si sa grand- mère est vivante et vit près de lui ! La vie post- reproductive de la grand-mère est ainsi bénéfique pour la reproduction. Dans les sociétés traditionnelles actuelles, la grand-mère joue encore un rôle important. Elle s’occupe directement de ses petits- enfants, libère en partie ses enfants des tâches parentales, transmet des connaissances : toutes ces facettes sont à prendre en compte pour expliquer que sa présence augmente le nombre, la survie et la reproduction des petits-enfants. Il est intéressant de noter que le même « effet grand- mère » a été décrit dans les populations d’orques du Pacifique : la présence de la grand- mère dans la troupe augmente la survie des petits- enfants, cet effet étant accentué lorsque les ressources alimentaires (abondance des saumons) sont faibles.






A côté de l’effet grand-mère, il faut souligner également que le risque de mortalité maternelle est aussi une variable importante: lors d’un accouchement, il peut y avoir des complications avec des conséquences plus ou moins graves pour le nouveau-né, mais aussi pour la mère. Et la probabilité de cette mortalité maternelle est connue pour augmenter avec l’âge… Ainsi, plutôt que de risquer sa vie avec un accouchement supplémentaire, il semble préférable, à partir d’un certain âge, de ne plus se reproduire et de s’occuper plutôt de ses enfants et petits-enfants.


Une autre hypothèse fait appel à la compétition pour la reproduction. Dans une même unité familiale, les enfants grandissent et certains vont rester et se reproduire. Avant que la ménopause n’ait été sélectionnée dans la lignée humaine, mère et belle- fille (ou mère et fille) se reproduisaient toutes les deux, ce qui crée une compétition pour les ressources nécessaires à la gestation et l’élevage d’un nourrisson, qui sont nécessairement limitées à cette échelle. Cela conduit à ce que, peu à peu (sur une échelle évolutive), la mère arrête de se reproduire lorsque ses enfants sont en âge de se marier, afin de limiter la compétition reproductive. Cette hypothèse permet d’expliquer qu’il n’y a, dans l’espèce humaine, que très peu de recouvrements entre les périodes de reproduction entre une génération et la suivante: la ménopause survient généralement lorsque les premiers enfants sont en âge de se reproduire à leur tour.


Il existe d’autres hypothèses à la ménopause, j’invite les lecteurs à les découvrir dans l’ouvrage.


Pourquoi y a-t-il encore des gauchers dans un monde de droitiers ?


Voilà une question intéressante sur laquelle mon collègue Michel Raymond a beaucoup travaillé. Dans toutes les sociétés humaines, on observe des droitiers et des gauchers. Certes, les droitiers représentent toujours la majorité, dans toutes les populations, mais les gauchers sont loin d’être négligeables : en Europe, par exemple, il y a environ 10 % de gauchers. Pourquoi y a- t-il en même temps des droitiers et des gauchers, et pas seulement l’un ou l’autre ? La question semble anodine car il existe du polymorphisme pour de nombreux traits dans les populations humaines. Mais la latéralité manuelle n’est pas un trait neutre. Par exemple, les gauchers sont en moyenne plus petits que les droitiers, les gauchers seraient plus susceptibles d’avoir un accident, d’avoir une longévité inférieure aux droitiers, d’avoir des maladies mentales (schizophrénie, épilepsie, troubles de l’apprentissage, handicaps mentaux, autisme…), des défauts de développement, des poids à la naissance plus faibles etc… Les gauchers sont ainsi associés à des traits plutôt négatifs relativement aux droitiers en ce qui concerne la survie et la reproduction. La différence n’est pas forte, mais comme des droitiers et des gauchers coexistent depuis au moins 500 000 ans en Europe, les gauchers auraient dû disparaître, ou être très rares, depuis belle lurette…


En réponse à ce paradoxe, les recherches suggèrent que la violence interindividuelle favorise les gauchers, puisqu’elle permet à leur avantage stratégique (effet de surprise) de s’exprimer davantage. Les gauchers ne sont pas plus violents que les droitiers, ils sont juste favorisés, par rapport aux droitiers, dans un environnement violent. Étant donné que la violence interpersonnelle se rencontre dans toutes les cultures connues – même s’il y a des variations – et depuis aussi longtemps que les traces archéologiques permettent de le déceler, on peut expliquer ainsi pourquoi droitiers et gauchers coexistent dans toutes les populations humaines, depuis des millénaires. Même à l’heure actuelle, l’augmentation parallèle de violence et de gauchers est bien significative. Ainsi, dans les sociétés traditionnelles les plus pacifiques, on n’observe que 3 % de gauchers, alors que dans les plus violentes on trouve jusqu’à 23 % de gauchers.



Votre ouvrage est une sacrée leçon d’humilité pour l’être humain qui a encore beaucoup à apprendre de la nature. Ce que nous croyons être des paradoxes n’est-il pas simplement le signe d’un manque de connaissances ?


Oui, cet ouvrage est aussi une leçon d’humilité, celle des chercheurs et de tous ceux qui essaient de comprendre, avec un raisonnement rationnel, le fonctionnement parfois complexe du monde vivant, sans verser dans la facilité des croyances révélées. L’exercice n’est pas toujours simple, mais il est passionnant et utile pour l’humanité. Plus les chercheurs chercheront et plus les paradoxes seront résolus. Par exemple, de nombreux paradoxes du passé ne le sont plus : on ne présente plus les modalités de l’hérédité et de la transmission des caractères comme un mystère, la chose est même maintenant enseignée dès le collège. L’espèce humaine ne se distingue pas du reste du vivant par un plus grand nombre de chromosomes : elle en compte autant que l’olivier ou le blaireau, mais moins que l’âne, la vache ou la poule. Elle possède moins de gènes que le riz ou la souris, et la taille de son génome n’a rien de remarquable. Bref, la place de l’Homme dans le vivant apparaît comme banale depuis que la science a rejeté le dualisme et les diverses mythologies lui réservant une place privilégiée et scientifiquement paradoxale. En progressant, la science apporte des connaissances et les paradoxes se résolvent. Mais il y en aura-t-il de moins en moins ? Pas si sûr ! Car plus la Science progresse, plus on découvre aussi de nouvelles bizarreries. La science elle-même génère des paradoxes et finit par les résoudre en continuant à avancer. Cette dynamique est permanente et passionnante.

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