Par Gabrielle Halpern, Philosophe
A l’occasion des élections européennes, puis législatives, nous avons été nombreux à nous rendre dans nos bureaux de vote, afin de glisser le nom de l’un des candidats dans une enveloppe. Par ce geste politique, chacun d’entre nous a choisi d’une certaine manière l’avenir qu’il souhaite à notre pays ; le vote étant l’une des plus grandes expressions de la démocratie. Pour y réfléchir, revenons aux mots (1) de Jacqueline de Romilly, grande spécialiste de la Grèce antique, à l’égard de la démocratie.
Dans la ville d’Athènes, au Ve siècle avant l’ère chrétienne, elle explique que les citoyens pratiquaient la démocratie en parlant et en écoutant les autres. La délibération se faisait à l’aide de grands argumentaires, de longs plaidoyers et d’intenses explications. Qu’est-ce que signifiait la démocratie pour les Athéniens ? La démocratie d'alors était d’abord pour eux une "iségoria", selon le mot d’Hérodote, c'est-à-dire « l'égalité de la parole », le droit à la parole. Pour réfléchir à la vie de la Cité, il fallait bien s’exprimer et c’est par cette égalité de parole que la démocratie s’incarnait. Le droit de parler déteignait sur toute l’attitude des citoyens. « Tout était en place pour que se développent un art de la parole et un art de la discussion politique » (2), écrit Jacqueline de Romilly et la parole constituait « le moyen même de toute civilisation et de tout progrès ». Cela paraît anodin, mais ce droit à la parole provoquait : le désir de bien parler et le désir d'écouter, l'art de comprendre et de commenter et la fin de la violence.
Dans le même temps, Jacqueline de Romilly nous rappelle cruellement que la démocratie s’exerce aujourd’hui par le vote ; or, lorsque nous votons, nous répondons par oui ou par non ou nous répondons en choisissant un nom… Mais nous ne faisons plus de commentaire ! Il n’est pas possible de nuancer le choix du nom que nous avons fait, en émettant des réserves, en complétant par « oui, mais, etc. ». Le vote est une réponse sans commentaire, un choix sans réserve possible. Autrement dit, le vote est une réponse, un choix qui ne sont pas circonstanciés et qui peuvent donc induire les vainqueurs, comme les perdants, en erreur. Le fait d'avoir perdu la possibilité de faire un commentaire, d’émettre une réserve, le fait d’avoir perdu l'art du commentaire - donc l'art de la nuance, de la modération, de la réflexion -, est un appauvrissement immense ! Serait-ce là l’une des causes expliquant que nous tombions si souvent dans le binaire, dans le radicalisme, dans le déchaînement de violence sur les réseaux sociaux, qui deviennent le réceptacle de la parole qui n’a pas pu s’exprimer ? (3)
Jacqueline de Romilly, « L’élan démocratique dans l’Athènes ancienne », Editions de Fallois, Paris, 2005.
Jacqueline de Romilly, L’élan démocratique dans l’Athènes ancienne, Editions de Fallois, Paris, 2005.
Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020.
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