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Le trottoir est fondamentalement un « entre-deux »



Entretien avec Isabelle Baraud-Serfaty, experte en économie urbaine, maître de conférences à Sciences-Po Paris et fondatrice de l’agence de conseil Ibicity (www.ibicity.fr)


Interview réalisée par Gabrielle Halpern


Vous venez de publier "Trottoirs ! Une approche économique, historique et flâneuse", aux éditions Apogée. Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à ce sujet ?


Le point de départ a été la lecture du formidable livre d’Antoine Compagnon, Les chiffonniers de Paris (Gallimard, 2017), grâce auquel j’ai appris que les trottoirs se sont généralisés en France au milieu du 19ème siècle, en même temps que les grands réseaux d’infrastructure, comme les égouts, les réseaux d’eau et de gaz, qui depuis lors structurent le fonctionnement des villes. Or, en 2017 se développait à Toronto un projet urbain (très controversé, et abandonné depuis) qui était développé par une filiale d’Alphabet, la maison-mère de Google, qui s’appelait « Sidewalk Labs » : les laboratoires du trottoir ! Symbole de la ville des infrastructures, le trottoir incarnerait-il aussi la ville des plateformes ? J’ai commencé alors à creuser le sujet, et découvert de nombreux travaux nord-américains qui insistaient sur la valeur du trottoir et de la bande de stationnement (le « curb »).


De quoi nos trottoirs sont-ils le nom ? Que révèlent-ils de notre époque et quel imaginaire collectif portent-ils ?


Les trottoirs sont une métonymie de la ville : en général, quand il y a des trottoirs, c’est qu’on est en ville, tandis qu’il est le réceptacle de l’évolution des modes de vie en ville. Mais, en France, le mot « trottoir » est assez malmené. D’un côté, il est souvent associé à la prostitution, à la vie dans la rue et à la mendicité, à la saleté du caniveau ; d’un autre côté, il est largement absent du vocabulaire des urbanistes qui lui préfèrent le terme d’« espace public », qui est à la fois plus large (il inclut aussi la chaussée, les places, et les espaces verts) et davantage associé aux valeurs de citoyenneté. Pourtant je crois qu’observer la ville par le prisme de cet objet très concret, que même les tout-petits enfants comprennent, permet de mieux saisir toutes les mutations qu’il incarne : c’est la force de cet objet « infra-ordinaire », pour reprendre le terme de Georges Perec : décrivez votre trottoir. Décrivez-en un autre. Comparez !




Dans quelle mesure cet espace se raréfie-t-il en ce moment sous l'effet des transitions numérique et écologique ?


Pour une rue donnée, même si on peut l’élargir un peu en réduisant la chaussée ou supprimant la bande de stationnement, le trottoir reste un espace en quantité limitée. Or, le trottoir a toujours été le lieu de multiples occupants : les piétons, mais aussi les riverains, les commerçants et restaurateurs, les opérateurs de mobilier urbain. Mais avec la transition numérique, de nouveaux occupants apparaissent, comme les livreurs ou les trottinettes, tandis que la transition écologique se traduit par la multiplication sur le trottoir des bornes d’apports volontaire de déchets, des bornes de recharge électrique, mais aussi des arbres, ou des fontaines rafraichissantes. Entre autres ! Cette multiplication des occupations sur un espace limité en fait un espace rare. Bien-sûr, il faudrait avoir une approche plus contextuelle, tous les trottoirs ne sont pas sollicités avec la même intensité, mais il est urgent de prendre conscience de la rareté de cet espace, et, par ricochet, de sa valeur.


Vous insistez sur le caractère hybride du trottoir, entre public et privé. Pourriez-vous préciser ?


En principe, le trottoir est de domanialité publique, mais les riverains peuvent avoir des obligations d’entretien et ont, historiquement, joué un rôle important dans leur financement, tandis qu’il a toujours fait l’objet d’occupations privatives, sous le contrôle de la collectivité locale. Le trottoir est un sismographe de l’évolution des villes, et je ne serais pas surprise que, demain, prenant conscience de la valeur de cet espace, de nouveaux « opérateurs du trottoir » fassent leur apparition. Dans tous les cas, je crois que c’est précisément parce que le trottoir est fondamentalement un « entre-deux », entre public et privé, marchant et marchand, minéral et végétal, qu’il permet l’ajustement des villes aux évolutions en cours.


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