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Grand âge : ce que nous ne voulons pas voir


Jean Dumonteil, Secrétaire général du Global Local Forum, spécialistes des politiques publiques territoriales





Liberté, égalité… fraternité. Que fait-on encore du troisième terme du triptyque républicain ?


La fraternité n’est pas une option, c’est un principe constitutionnel, un principe opposable à ceux qui n’en respecte pas les fondements. Le scandale Orpea n’est qu’un symptôme de l’échec collectif de notre nation dans la prise en considération de nos concitoyens les plus vulnérables à cause de leur âge.


En est-ce même le symptôme ?


Car plutôt que la maltraitance institutionnelle, c’est le détournement d’argent public qui a fait éclater le scandale, davantage que les pratiques dégradantes vis-à-vis de concitoyens et la maltraitance. Des articles, des livres, des reportages, des grèves, bien avant la crise de la Covid-19, ont révélé ce qu’on appelle pudiquement, comme par euphémisme, les “dysfonctionnements du système“. Et c’est ce que nous n’avons pas voulu voir et, je le crains, ce que nous ne voulons toujours pas voir.


Les lanceurs d’alerte, individuels et collectifs, ne sont pas écoutés. Les rapports du Défenseur des droits, l’ex-Médiateur de la République, ne font jamais la une des journaux télévisés et c’est bien dommage. Dans son rapport de mai 2021, on pouvait lire que « les six dernières années, le Défenseur des droits a instruit plus de 900 réclamations de personnes contestant les modalités de leur accompagnement médico-social ou celui de leurs proches. 80 % de ces dossiers mettent en cause un Ehpad. »


Faut-il citer d’autres passages du rapport ?


« Le Défenseur des droits a eu connaissance de plusieurs situations dans lesquelles, pour pallier le manque de personnel, des couches étaient systématiquement mises aux personnes âgées, sans considération de la réalité de leur situation. De la même manière, les horaires de lever et de coucher des résidents sont parfois fixés uniquement pour s’adapter aux emplois du temps des personnels. ».


Et cet autre extrait : « La maltraitance peut être qualifiée d’institutionnelle chaque fois que l’institution laisse les faits perdurer sans réagir, notamment après de multiples signalements des familles des victimes. Les actes ou situations résultant du manque de moyens de l’établissement peuvent également être constitutifs de faits de maltraitance institutionnelle. »

Des rapports officiels et des plans sur ce qu’il conviendrait de faire, j’en ai recensé une quinzaine depuis moins de cinq ans. Le plus complet est le rapport Libault remis au gouvernement en mars 2019, à l’issue d’une vaste concertation nationale « Grand âge et autonomie ».


Cette concertation a mobilisé 10 ateliers nationaux, 5 forums régionaux, une consultation citoyenne ayant recueilli plus de 1,7 million de votes pour 414 000 participants, 100 rencontres bilatérales et des groupes d’expression de personnes âgées, professionnels et aidants. Tout est dit dans ce rapport. Des propositions concrètes sont formulées. Il reste maintenant à les mettre en œuvre.


Un des points centraux de cette politique du grand âge qui reste à construire, c’est la présence humaine. Les taux d’encadrement en établissement et dans les services à domicile, les fameux ratios qui sont structurellement insuffisants en France.


C’est aussi l’enchevêtrement des responsabilités et des financements, CNSA, caisses d’assurance-maladie, ARS, conseils départementaux avec la réponse technique qu’ils apportent à distance par le pilotage par les coûts.


Encore un mauvais exemple de “déconcentralisation“ à la française où il y a tant de responsables institutionnels que plus personne n’est vraiment responsable. Nous devrions prendre exemple sur les pays d’Europe du Nord où la politique du grand âge est complètement confiée aux villes, à l’échelle des quartiers et des villages, avec des actions suivies de prévention et un accompagnement par des équipes dédiées qui savent s’adapter aux situations particulières, faciliter la fluidité entre domicile et établissement, et prendre en compte les fins de vie.


J’adhère à la formule qui dit que si la liberté et l’égalité sont l’affaire de l’État, la fraternité est l’affaire du local. À cet échelon de proximité, les centres communaux et intercommunaux d’action sociale tentent de faire vivre la solidarité au quotidien. Au bout de la chaîne, des travailleurs “prennent soin“.

C’est à eux (et dans les faits principalement à elles car ces professionnels sont très majoritairement féminins), à ces travailleurs du lien, que notre société a délégué la prise en charge de nos aînés, de leurs faiblesses, de leurs handicaps, de leur isolement, de tout ce que nous ne voulons pas voir. De ce qu’on appelle “la dépendance“, comme si notre société avait oublié que nous sommes tous dépendants les uns des autres.

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