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Finissons-en avec la cohérence ! par Gabrielle Halpern



Du sens, il nous faut du sens ! Partout, nous entendons cette réclamation : que ce soit dans le domaine politique, dans l’entreprise ou dans la société en général. Le sens… Mais l’aurions-nous perdu ? Ou avons-nous tout simplement cessé de le chercher au bon endroit ? Le drame de notre époque est que nous soyons sans cesse en train de chercher ce fameux sens dans le passé, comme si le rôle du passé consistait à être une grille de lecture et une justification du présent et du futur (1).

Une illustration de tout cela, qui n’est pas anecdotique, mais symbolique : la plupart des plumes politiques, celles qui écrivent les discours pour le compte des décideurs publics, sont des historiens. En tant qu’historiens, ces plumes s’attachent à inscrire systématiquement telle ou telle politique publique, telle ou telle décision, tel ou tel message, dans et par rapport à l’histoire. Les discours étant censés donner du sens à l’action politique, il est regrettable que le sens soit sans cesse cherché dans le passé. Donner la plume politique à des historiens n’est pas neutre et cela revient à s’empêcher tout simplement d’aller chercher le sens dans l’avenir. Dans de telles conditions, avec un tel culte du passé, considéré comme omnipotent, comment donner aux citoyens le goût de l’avenir ?

« Ce n’est pas mon métier », « on a toujours fait comme ça », « ce n’est pas notre culture d’entreprise »… Les entreprises ont du mal, elles aussi, à échapper à ce rapport maladif au temps, que nous pourrions qualifier de « chronopathologie » (2), et cela se manifeste par la difficulté qu’elles ont à penser leur stratégie, leur identité visuelle, leur raison d’être, une innovation, leur communication, les clients, les partenaires et les concurrents ou encore les ressources humaines sans chercher à les légitimer par leur histoire passée. Mais en quoi le passé donne-t-il de la légitimité à quoique ce soit?

A l’échelle individuelle, ce passé-prison nous conduit à renoncer à tout libre-arbitre, et donc à toute métamorphose ! Il nous faut vivre conformément à la manière dont nous avons toujours vécu ; décider conformément à la manière dont nous avons toujours décidé. Chacun d’entre nous a parfois du mal à se dépêtrer de son passé et nous sommes trop souvent tentés de justifier nos décisions présentes et futures par nos décisions passées, comme si notre histoire devait à tout prix être… cohérente ! La cohérence ! Le mot est lâché ! Et si nous nous interrogions un peu sur notre rapport à la cohérence ? N’avez-vous pas le sentiment qu’elle est devenue une habitude dans votre vie ? Il semblerait même que nous aimions tellement la cohérence que nous en avons fait une véritable valeur morale, voire un culte. A l’opposé, tout ce qui est incohérent est déconsidéré, voire diabolisé…

Le terme vient du latin cohaerens, de co et haerere qui signifie « être attaché ». Le Littré (3) définit le tout comme « ce qui tient réciproquement ensemble ». Par définition, la cohérence en soi n’existe donc pas, elle n’est pas « naturelle ». Elle renvoie à un composé, aux liens qui réunissent des entités attachées artificiellement ensemble. En reconnaissant qu’un ensemble est cohérent, nous reconnaissons la légitimité de ce qui les rassemble. Mais comment la démontrer ? Qui est légitime pour juger de cette légitimité ? En vertu de quelles règles, un tel jugement pourrait-il être énoncé ?

Dans cette bonne vieille habitude de la cohérence, dans le culte que nous vouons à cette valeur, nous avons perdu de vue la dimension hautement idéologique qui lui est rattachée (4). Il ne peut y avoir de cohérence objective ; elle est forcément subjective. Si la cohérence est un jugement subjectif et idéologique, à quoi sert-il ? Ou plutôt que sert-il ? La certitude, évidemment ! Il y a une mécanique du nécessaire, un emboîtement obligatoire de causes et de conséquences, dans lesquels chaque entité a une place évidente, impérative, indiscutable. Cette réciprocité inhérente à tout système produit de la prévisibilité : il n’y a pas de surprise dans un système. En déconstruisant cette habitude érigée en valeur, nous comprenons peu à peu qu’elle est née du besoin de réduire au maximum l’incertitude. C’est pour cela que la cohérence est une habitude confortable, apaisante et rassérénante : elle instaure de la nécessité, de la réciprocité et de la prévisibilité pour empêcher toute possibilité d’incertitude.

Ce besoin viscéral de cohérence fait alors du passé le seul critère de justification et d’évaluation du présent et de l’avenir. Les décisions politiques, économiques ou personnelles ne peuvent se prendre qu’en toute cohérence, en toute homogénéité avec le passé, et ainsi tombons-nous dans la rente plutôt que d’oser aller vers le risque. Ainsi demeurons-nous dans le conservatisme plutôt que de tenter le courage.

A force de vouer un culte à la cohérence, nous nous sommes enfermés dans le passé, parce que nous n’osons plus faire un pas de côté qui viendrait remettre en cause ce que nous avons fait, pensé, décidé, construit dans le passé. Nous sommes transis de peur devant la possibilité de nous contredire, d’être incohérents avec nous-mêmes et avec ce que nous fûmes. Nous pensons et agissons ainsi, parce que nous avons l’illusion que la cohérence est une fidélité, une loyauté, alors qu’elle est trop souvent une forme de lâcheté.

Est-ce pour ne pas transgresser cette valeur morale qu’est devenue la cohérence que nous n’osons pas changer de métier ? Suivre une autre formation ? Et pour une entreprise, changer de secteur, de logo, de produit, de service, de stratégie, de marque, de culture, de partenaires, de concurrents ou de style de communication ? Adopter une innovation de rupture ou une nouvelle identité ? Est-ce à cause de la cohérence que nous n’osons pas changer de vie ? Notre besoin absurde de cohérence serait-il ce qui nous retiendrait de nous hybrider et de devenir tous centaures (5) ? Le sens ne doit pas être synonyme de cohérence avec le passé ; le jour où nous le comprendrons, nous serons enfin prêts à le mériter. Seul l’avenir donnera un sens à ce que nous sommes, à ce que nous faisons ; à ce que nous fûmes et à ce que nous fîmes. C’est à l’avenir qu’il nous faudra apprendre à être fidèles… 1) Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Eloge de l’hybridation, Le Pommier, 2020. 2) Halpern Gabrielle, Penser l’Hybride, Thèse de doctorat en philosophie, École Normale Supérieure, 2019 ; http://www.theses.fr/2019LYSEN004 3) Littré Émile, Le Littré, Paris, Edition J.-J. Pauvert, 1863-1877. 4)Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Eloge de l’hybridation, Le Pommier, 2020. 5) Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Eloge de l’hybridation, Le Pommier, 2020.

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