Entretien avec Lamia Kamal-Chaoui, directrice du Centre de l’OCDE pour l’entrepreneuriat, les PME, les régions et les villes.
L’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) – dont vous dirigez le Centre pour l’entrepreneuriat, les PME, les régions et les villes – a publié, le 2 octobre dernier, la sixième édition de ses Perspectives régionales. Le sous-titre de cette édition, « une géographie persistante des inégalités », est évocateur. Plus encore, si les inégalités régionales persistent, celles-ci se creusent-elles ?
Sur les deux dernières décennies, les niveaux de produit intérieur brut (PIB) par habitant ont convergé entre les économies des pays de l’OCDE, sous l’effet, en grande partie, d’une croissance plus rapide dans les pays à plus faible revenu. Pourtant, sur la même période, les disparités territoriales en termes de revenu moyen se sont creusées dans de nombreux pays.
La dernière édition de nos Perspectives régionales revient sur vingt ans d’évolution des inégalités territoriales au sein des pays de l’OCDE. Elle montre des écarts de revenu persistants entre les régions les plus prospères et les régions moins avancées.
Si les inégalités entre les grandes régions (telles que les Régions françaises, les États fédérés américains ou les Länder allemands) n’ont que très peu évolué au cours des vingt dernières années, on constate en revanche que dans de nombreux pays, les inégalités de revenu se sont creusées entre les « petites » régions, qui représentent beaucoup mieux les territoires dits « fonctionnels » ou de « bassin de vie ». Entre 2000 et 2020, plus de la moitié des 27 pays de l’OCDE pour lesquels on dispose de données ont vu ces inégalités de revenu s’aggraver.
L’évolution des inégalités régionales au sein des pays de l’OCDE n’est pas uniforme. Existe-t-il une typologie des pays selon l’évolution des inégalités régionales en leur sein et leurs caractéristiques socio-économiques ?
Les inégalités régionales au sein des pays de l’OCDE ont en effet suivi des trajectoires divergentes au cours des dernières années. Notre analyse met en évidence quatre trajectoires distinctes :
La France, la Belgique, le Danemark, les États-Unis, le Royaume-Uni et la Suède forme un premier groupe de pays dont le PIB par habitant est supérieur à la moyenne de l’OCDE mais où les inégalités régionales se sont exacerbées.
Un autre groupe de pays, tels que les pays d’Europe centrale et de l’Est, qui ont connu une forte croissance et dont les économies convergent vers la moyenne de l’OCDE en termes de PIB par habitant, font eux face à creusement des inégalités régionales.
Un troisième groupe inclut l’Espagne, la Grèce et le Portugal qui sont parvenus à réduire leurs inégalités régionales, mais dans un contexte de croissance économique en berne. C’est un scenario qu’on pourrait qualifier de paradoxal puisque la réduction des inégalités masque en fait une mauvaise performances des régions les plus avancées et non le rattrapage de régions en déclin.
Enfin, un quatrième groupe de pays attire toute notre attention. Il s’agit notamment de l’Allemagne, la Finlande, la Norvège, la Nouvelle-Zélande et les Pays-Bas qui ont réussi à concilier un niveau élevé de PIB par habitant avec une réduction des inégalités territoriales.
Ces dynamiques sont intéressantes à évaluer mais il faut aussi tenir compte du fait que chacun de ces pays possède une histoire qui lui est propre, et qu’en réalité ces différentes trajectoires s’expliquent par des facteurs variés, notamment leur structure territoriale. Certains pays sont dominés par un modèle de développement régional favorisant un petit nombre de grandes métropoles qui concentrent les gains de productivité. C’est le cas par exemple de la France, où les grandes régions métropolitaines, Paris en tête, ont été les seules régions dont la productivité a augmenté entre 2001 et 2017. C’est aussi le cas des États-Unis, où trois régions métropolitaines seulement, New York, San Francisco et Los Angeles, ont contribué à un tiers de la croissance américaine entre 2008 et 2017.
D'autres pays, comme l'Allemagne, peuvent s’appuyer sur un modèle territorial plus polycentrique avec une diversité sectorielle, ce qui limite la concentration de richesse au sein d’un petit nombre de territoires. Certains pays soutiennent aussi de nombreuses régions en retard grâce à des avancées dans l'industrie manufacturière notamment. La Finlande, par exemple, a réussi à stimuler sa productivité en en se spécialisant dans certaines industries, telles que la bioéconomie ou l'exploitation minière. Ces évolutions ont été soutenues par des politiques ciblées visant à soutenir ces industries dans des territoires ruraux en souffrance.
Par ailleurs, les Perspectives régionales mettent en exergue que les inégalités ne se déploient pas uniquement entre les régions mais aussi au sein de celles-ci. Les causes de ces inégalités sont-elles identiques dans les deux cas ?
Comme je l’évoquais, la plupart des régions métropolitaines des pays de l’OCDE ont poursuivi leur croissance au cours des vingt dernières années. Ces régions bénéficient d’économies d’agglomération, tirant partie de gains de productivité liés à leur taille et à la proximité, qu’il s’agisse de l’accès à des infrastructures partagées, d’une meilleure adéquation entre la main-d’œuvre disponible et les offre d’emplois, ou encore de la diffusion des connaissances. Ces facteurs favorisent l’émergence de nouvelles possibilités et stimulent la croissance. En moyenne, les régions métropolitaines de la zone OCDE affichent un PIB par habitant environ 32 % supérieur à celui des autres régions, et les différences de revenus par habitant entre les métropoles et les autres régions expliquent en grande partie les inégalités régionales au niveau national.
Pour autant, les régions métropolitaines font également face à des défis majeurs. Parmi ces défis figurent l’accès au logement, les effets de congestion liés au transport, et de fortes disparités au sein même de leur territoire, avec parfois des quartiers en déshérence où se concentrent les populations à bas revenu et les catégories défavorisées. Souvent, ces problèmes sont davantage exacerbés dans les métropoles les plus peuplées et les plus riches. Par exemple, dans la moitié des 26 pays de l’OCDE pour lesquels des données sont disponibles, la région qui abrite la capitale concentre les inégalités les plus marquées en termes de revenu disponible. Ainsi, à Santiago (Chili), Varsovie (Pologne) et dans la région métropolitaine du Grand Londres (Royaume-Uni), le revenu disponible des 20 % les plus aisés de la population est de 7 à 13 fois supérieur à celui des 20 % les plus pauvres.
Ces tendances doivent être prises en compte dans les politiques publiques, car s’il faut s’attaquer aux inégalités entre les régions les plus prospères et les régions qui souffrent, il faut aussi mener des politiques spécifiques au sein des grandes métropoles. A l’OCDE, nous portons une attention particulière aux politiques urbaines au niveau national à l’attention des villes de toutes tailles.
Aussi, les inégalités territoriales semblent-elles se décliner dans tous les champs, de l’éducation à la santé en passant par l’emploi…
Effectivement, les profondes inégalités qui persistent de façon structurelle entre les territoires vont bien au-delà des niveaux de revenu car elles affectent d’autres dimensions qui ont des répercussions sur la qualité de vie des habitants. Une fois encore, les villes tirent mieux leur épingle du jeu. Comme je l’ai mentionné, elles offrent davantage d’opportunités en termes de mobilité économique et d’accès à l’emploi. De plus, elles bénéficient d’un meilleur accès aux talents, aux compétences, aux infrastructures, ainsi qu’aux services essentiels tels que la santé et l’éducation.
Dans le domaine de l’éducation, par exemple, de nombreuses zones rurales peinent à fournir une offre de qualité, sauf dans de rares exceptions. Dans tous les pays de l’OCDE où des données sont disponibles, les élèves des établissements scolaires dans les villes affichent des performances supérieures en lecture par rapport aux zones rurales.
On observe des disparités similaires dans le secteur de la santé. Les temps de trajet vers les établissements de santé dans les zones rurales sont naturellement plus longs, en moyenne cinq fois plus longs qu’en ville. Du coup, au travers d’une enquête, on a pu montrer que près d’un tiers des habitants des zones rurales déclarent avoir des problèmes de santé les empêchant de mener des activités normales pour leur âge, comparativement à un quart seulement pour les habitants des zones urbaines. Au-delà des questions de distance, il est préoccupant de constater un écart important entre les régions éloignées et les villes en termes de lits d’hôpital disponibles par habitant : en 2020, c’est-à-dire en pleine crise de la COVID, cet écart était de 52% ! En fait, depuis la crise financière de 2008, le nombre de lits d’hôpital par habitant dans les régions éloignées n’a cessé de se réduire – en moyenne de 0.7 % par an – tandis qu’il augmentait dans les régions métropolitaines.
Autre fracture territoriale évidente : l’accès au haut débit. Les données collectées auprès de régulateurs de 26 pays de l’OCDE révèlent qu’en moyenne, un tiers des foyers installés en zone rurale n’ont pas accès au haut débit, et seulement 7 pays sur 26 assurent une connexion haut débit à au moins 80 % des foyers ruraux. Au Mexique et au Canada par exemple, les habitants des zones rurales bénéficient de vitesses de connexion inférieures de 40 points de pourcentage à la moyenne nationale. Ces inégalités d’accès au numérique entravent toute possibilité pour les régions rurales de recourir au télétravail et la télémédecine pour compenser les difficultés d’accès aux emplois et aux services d’éducation et de santé liées au facteur distance. Si l’on ne résout pas rapidement cette fracture numérique territoriale, comment peut-on alors promouvoir l’entrepreneuriat et les investissements dans ces régions déjà si désavantagées ?
Au final, ces différentes formes de disparités expliquent pourquoi il devient pratiquement impossible de rompre le cercle vicieux de la stagnation et du déclin pour un grand nombre de régions. Lorsque les services publics et les infrastructures sont de qualité comparativement médiocre, et que rien n’est fait pour améliorer la situation, les régions en difficulté ne peuvent pas attirer et retenir les habitants, les compétences et les investissements dont elles ont besoin pour renouer avec une dynamique de croissance.
À la lecture de cette sixième édition des Perspectives régionales, il est frappant de découvrir les coûts économiques, sociaux et politiques de la persistance des inégalités régionales. Pouvez-vous revenir sur ceux-ci ? Ne sont-ils pas préoccupants ?
Il pourrait être tentant de considérer les inégalités régionales comme inéluctables. En réalité, ces inégalités, en particulier lorsqu’elles persistent dans le temps, peuvent avoir des conséquences non négligeables.
D’abord sur le plan économique car les régions en difficulté contribuent en réalité de manière significative à l’économie nationale. De plus, bon nombre de ces régions continuer d’assurer des fonctions économiques essentielles, sur lesquelles comptent d’autres territoires, voire d’autres pays, notamment dans les secteurs de l’agriculture et de l’industrie. Négliger ces régions représente donc un risque, mais aussi une occasion manquée de tirer pleinement parti de leur potentiel économique.
Les inégalités régionales ont aussi des conséquences importantes sur le plan social, parfois même alarmantes, avec un effet en cascade sur l’emploi, la mobilité sociale et le bien-être. Les habitants des régions en difficulté dépendent davantage des aides sociales et sont en moins bonne santé. Dans le même temps, les pouvoirs publics dans ces territoires en souffrance sont submergés, manquent de moyens et sont dans l’impossibilité d’assurer un accès adéquat aux services publics et aux infrastructures essentiels. Encore une fois, c’est le cercle vicieux !
Enfin, et on parle de plus en plus, les conséquences politiques des inégalités régionales sont manifestes : mécontentement populaire, manifestations, émeutes. La fameuse géographie du mécontentement ou les populations de certains territoires sont de plus en plus méfiantes vis-à-vis des pouvoirs publics et des institutions. Dans les pays de l’OCDE comme l’Australie et la Corée, 25 points de pourcentage séparent les régions les plus méfiantes et celles où le niveau de confiance dans le gouvernement est le plus élevé. C’est bien souvent le corolaire des carences de nos politiques régionales et des populations qui perdent patience, avec des répercussions inquiétantes sur la vie publique, la cohésion sociale et, à terme, sur nos démocraties.
Quelles préconisations adressez-vous aux gouvernements des pays de l’OCDE afin de réduire ces inégalités ?
Il n’y a évidemment pas de solution miracle pour atténuer les disparités territoriales, car elles prennent des formes multiples. Comme chaque territoire a ses propres spécificités et qu’il faut souvent agir efficacement sur plusieurs plans à la fois, à l’OCDE, nous avons produit une feuille de route articulée autour de cinq priorités d’action :
En premier lieu, garantir un accès équitable aux services publics et à des infrastructures de qualité dans toutes les régions et notamment dans des domaines comme l’éducation et la santé.
Aider les territoires à devenir plus productifs et plus compétitifs, y compris à l’international. Cela implique d’aider les régions à s’intégrer dans les marchés internationaux mais aussi dans la sphère numérique. Le rôle des responsables est alors de mettre à disposition les infrastructures, les conseils et les réseaux nécessaires.
Assurer une offre d’emplois et de compétences de qualité sur les marchés régionaux du travail est également un levier d’action important pour les pouvoirs publics. À cet égard, les services chargés de la formation, de l’éducation et de l’emploi doivent collaborer avec les employeurs afin d’anticiper les besoins et les déficits de compétences à l’échelle locale. Ils doivent aussi encourager et accompagner l’entrepreneuriat local, notamment dans les secteurs émergents.
Pour que ces actions aient un impact, il est impératif que les pouvoirs publics à différents niveaux d’administration travaillent en partenariat. La main droite doit savoir ce que fait la main gauche. Pour cela, il faut des systèmes de gouvernance bien conçus qui permettent une meilleure coordination et concertation des différents acteurs concernés, et qui renforcent le rôle des échelons régionaux et locaux, y compris en s’appuyant sur des stratégies « bottom-up ».
Ces mêmes pouvoirs publics, aux échelons national et territorial, doivent également renforcer leurs capacités de planification stratégique, de gestion et de financement afin d’être en mesure de concevoir et mettre en œuvre des politiques territorialisées judicieuses.
Au-delà de ces cinq leviers d’action, l’OCDE a récemment adopté une Recommandation sur la politique de développement régional en juin dernier pour guider les pouvoirs publics à tout niveau de l’administration et dont l’objectif est de promouvoir et de mettre en œuvre des politiques de développement régional efficaces et adaptées aux particularités territoriales.
Si vous le voulez bien, concentrons-nous un instant sur un levier d’action qui, je crois, nous tient tous les deux particulièrement à cœur, à savoir l’entrepreneuriat. En tant qu’il est source d’innovations économiques mais aussi sociales, l’entrepreneuriat n’a-t-il pas un rôle singulier à jouer dans la réduction de ces inégalités ?
Indéniablement, l’entrepreneuriat joue un rôle central dans le développement régional. C’est un moteur d’innovation et de diversification économique, en particulier dans les régions en difficulté. Pour autant, il faut que les conditions soient réunies pour permettre aux entrepreneurs, et notamment aux jeunes entrepreneurs, de s’implanter et de réussir dans ces territoires. En témoigne une étude réalisée dans 26 pays européens de l'OCDE en 2019, révélant qu’il y avait proportionnellement 25% de jeunes entrepreneurs en moins dans les zones rurales par rapport aux villes.
Alors que faire ? Encore une fois il n’existe pas de solutions universelles applicables partout. Par contre il est essentiel alors de créer des écosystèmes régionaux qui permettent justement de favoriser l’entrepreneuriat et l’innovation. Plusieurs pays de l’OCDE mettent ainsi en place des accélérateurs d'entreprises qui apportent un soutien ciblé aux entrepreneurs, notamment en leur permettant d’acquérir des compétences et de partager leurs connaissances. D’autres approches courantes consistent à intégrer la formation à l'entrepreneuriat dans les programmes scolaires, universitaires et de formation professionnelle, mais aussi des programmes de coaching et de mentorat.
L'innovation est également essentielle à la prospérité du secteur privé, qui peut favoriser les entrepreneurs et créer des liens positifs entre les eux et les grandes entreprises et multinationales. Toutefois, une focalisation étroite sur les innovations scientifiques et technologiques traditionnelles peut empêcher les zones rurales notamment d'accéder au soutien nécessaire pour exploiter pleinement les avantages de l'innovation dans son sens le plus large.
Nous pensons aussi qu’il existe un potentiel extraordinaire à exploiter : toutes ces entreprises florissantes de l’entrepreneuriat social et de l’économie sociale et solidaire (ESS) qui jouent aujourd’hui un rôle prépondérant dans le développement des territoires et qui génèrent de nombreux emplois. Dans certaines régions des pays de l’OCDE, la croissance de l'emploi dans l’ESS a même dépassé celle du secteur privé ces dernières années, y compris en période de crise. L’ESS présente l'avantage d'être solidement ancrée dans les territoires et au sein des communautés locales et de fournir des emplois aux personnes les plus exclues du marché du travail, soit en leur proposant des possibilités de formation et d'expérience professionnelle, soit en créant des emplois directs. Là encore, les pouvoirs publics peuvent soutenir ces entrepreneurs sociaux, d’abord en reconnaissant leur rôle essentiel, et en adaptant les outils de politiques publics en leur faveur, mais aussi en établissant des cadres juridiques favorables et en leur donnant accès aux ressources nécessaires à leur réussite.
Un dernier mot ?
Il faut cesser de croire que les disparités régionales et leurs répercussions sont une fatalité. Il est tout à fait possible de les réduire au travers de politiques territorialisées cohérentes, conçues et mises en œuvre avec l’ensemble des acteurs concernés. Seulement alors un équilibre plus durable de l’ensemble des territoires pourra s’opérer
Lamia Kamal-Chaoui
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