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Contre l’isolement, des liens qui libèrent

Par Jean Dumonteil





Selon une étude récente de la Fondation de France, quelque 11 millions de personnes de notre pays, soit 20 % des plus de 15 ans, se sentent seules, et 80 % en souffrent. Même une vie sociale dense ne protège pas du sentiment de solitude, insistent les auteurs du rapport sur les « fragilités relationnelles ».


À notre époque d’individualisme triomphant, apparaît ainsi une nouvelle forme de pauvreté : la misère n’est plus de manquer de biens mais de liens. Faudra-t-il demain créer en France un ministère de la solitude comme le Japon l’a fait en 2021 afin de limiter le nombre de suicides en forte hausse après la crise de la Covid19 ? Le Japon a décidé de mettre au même niveau la pauvreté monétaire et la misère relationnelle et a qualifié cela avec un critère intitulé « l’exclusion de soi ».


Nous avons tous besoin d’être reliés mais hélas trop de nos concitoyens vivent une grande solitude qu’ils n’ont pas choisies. Il ne faut pas confondre isolement subi et solitude. On a besoin de solitude pour mieux entendre, voir, goûter. La solitude est une respiration nécessaire. Rien de semblable avec l’isolement social dans lequel on s’emmure, qui crée un sentiment de solitude et devient une souffrance. Pour les auteurs de l’étude de la Fondation de France, cette solitude douloureuse est aussi un tabou : « Dire que l’on est seul ou isolé, c’est exposer un pan de son intimité. C’est afficher, dans une société qui valorise la production et l’entretien de liens, une incapacité relationnelle, un rejet ou une mise à l’écart. C’est apparaitre aux yeux des autres comme amputé d’une disposition consubstantielle de l’existence ».


Une autre enquête menée par le Labo de la fraternité qui regroupe une cinquantaine d’organisations engagées dans la solidarité et l’engagement collectif, révèle que le sentiment de solitude touche davantage les jeunes et les urbains : près de 68 % des 18-24 ans contre 49 % pour les 65 ans et plus. Ce sentiment de solitude concerne davantage les habitants de l’agglomération parisienne (64 %) que les habitants des zones rurales (51 %).


C’est à l’échelon local qu’on pourra trouver les solutions adaptées, pas dans un programme ministériel ni dans une loi ou par décret. Réseaux de voisinage, associations, vie de quartier ou de village : c’est là que peuvent se retisser les liens à mettre en œuvre pour des approches d’accompagnement, pour encourager la confiance et permettre l’émancipation.


Il est des liens qui libèrent. L’expression “les liens qui libèrent“ est parfaitement adaptée. Cet apparent oxymore inventé par le psychanalyste Jacques Lacan devrait nous inspirer. Chez Lacan, il s’agissait d’expliquer le lien transférentiel, l’analyse ne consistant pas à̀ être libéré́ de son symptôme mais « à ce qu’on sache pourquoi on y est empêtré ». Mais on pourrait décliner et comprendre cette formule par bien d’autres chemins. Ce lien qui nous libère nous lie dans des solidarités de proximité. « Pourquoi moi, s'il n'y a que moi », s’interrogeait Alexandre Soljenitsyne. Nous ne sommes pas seulement des individus mais des personnes relationnelles. « Je » a besoin du « tu ».


« Nos quartiers ou nos villages ne peuvent pas devenir des déserts relationnels »

Les CCAS (centres communaux d’action sociale) sont en première ligne pour lutter contre l’isolement, surtout quand il est amplifié par la précarité, le handicap ou la dépendance. Agen est l’archétype de la ville moyenne. Son maire, Jean Dionis, dresse un triste constat : « Nous avons 18 000 adresses postales sur toute la ville, 10 000 d’entre elles concernent des personnes vivant seules ». Son adjointe en charge de la cohésion sociale, des personnes âgées, Baya Kherkhach, précise que "7 200 personnes sont âgées de plus de 60 ans et 1 420 sous le seuil de pauvreté".


De plus en plus de CCAS mettent en œuvre la démarche d’ “aller vers“. Après la première canicule meurtrière de 2003, les mairies ont établi des listes de personnes vulnérables isolées, les mêmes qui ont pu être contactées dès les premiers confinements de la pandémie Covid 19. Depuis, un tissu relationnel se recrée. À Agen, Le "Aller vers" se décline à l’échelle des quartiers à partir des listes électorales, des fichiers plan canicule, des services des bailleurs sociaux mais aussi avec les associations, les centres sociaux, les conseils de quartier, les voisins… "Les commerçants sont également une bonne source de connaissance" ajoute Yann Lasnier, délégué général des Petits Frères des Pauvres. Quatre jeunes en service civique ont été engagés pour aller à la rencontre des seniors qui ont été repérés. Des acteurs sociaux détecteront les besoins de la personne, allant de simples visites régulières à une intervention sociale plus importante.


« Nos quartiers ou nos villages ne peuvent pas devenir des déserts relationnels », alerte Jean-François Serres, fils du philosophe Michel Serres, à l’origine du programme “Monna Lisa“ qui combat l’isolement des personnes âgées. Il appelle à renforcer « le socle de relations, et qu’on n’en parle pas comme si cela était acquis ».


Pour Jean-François Serres, « si notre société s’affaisse, c’est parce que le tissu relationnel s’appauvrit. Une société qui est riche des relations dont les membres sont tissés ensemble pour que chacun soit dans un entourage et un support social suffisant peut traverser les crises sans trop de dommages. Mais une société qui a un tissu social qui se défait, qui se troue, se déchire dans les moments de crise ». Il n’hésite pas de faire le parallèle avec la transition écologique : « On ne parle pas assez de ce socle de relations informelles qui fondent nos sociétés, l’isolement social devient un mal silencieux, ignoré, souvent intériorisé dans une perte d’estime de soi. La lutte contre l’isolement qu’on n’a pas choisi, contre la perte de réseaux, participe d’une transition sociale, d’un écosystème qui doit être le centre de notre réflexion ».


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