Par Gabrielle Halpern
Et si nous ne percevions pas toute la réalité, précisément parce qu’une partie de celle-ci nous dérange ? Et si nous passions à côté de la réalité, d’une partie de cette réalité, parce qu’elle nous met mal à l’aise, nous remet trop en question ou nous angoisse ? Dans ce cas, nous ne serions pas dans une limite naturelle d’accès à la réalité, mais dans un problème plus profond, plus sournois, plus complexe, peut-être plus idéologique. Autrement dit, nous ne percevons délibérément pas toute la réalité. C’est un peu comme si nous n’avions acheté que des aliments qui pouvaient être rangés dans nos espaces de stockage ou comme si nous jetions les aliments que nous avons achetés, parce que nous ne savons pas comment les ranger, parce qu’ils se révèlent trop encombrants, trop étranges, trop inclassifiables. Dit autrement, plutôt que d’inventer ou de construire de nouveaux bocaux, placards et espaces de rangement, nous préférons nous passer de tous les aliments hors normes, de tout ce qui n’est pas rangeable sur étagère.
Nous pouvons mettre ce drôle de comportement sur le compte de la paresse… ou sur le compte d’un refoulement, d’un rejet, d’un refus. Cela prend du temps de fabriquer une nouvelle case. Sans compter que fabriquer une catégorie sur-mesure pour une chose unique peut sembler un peu absurde et inutilement long : la proportion effort versus bénéfice ne tourne a priori pas à l’avantage de la fabrication d’une catégorie inédite. Et puis, quelle idée d’inventer des choses ou des objets qui ne sont pas stockables dans des catégories classiques et standards ! Ne peuvent-ils pas être comme tout le monde, ces objets, ces choses ? Sont-ils obligés d’être différents et de se faire remarquer ? Cela ne serait-il pas plus simple de les remodeler un peu pour qu’ils ressemblent à ceux que l’on connaît déjà et que l’on a déjà triés ? Ne peut-on pas les découper, les déformer, les entailler un peu, pour qu’ils entrent, comme tous les autres, dans les tiroirs ? Cela vaut-il vraiment la peine de tout bouleverser pour des choses bizarres et anormales ? Tout ça pour ça ? Mieux vaut s’en passer ! Bref, toutes les excuses sont bonnes ».
C’est exactement la même chose pour ce qui est de notre rapport à la réalité : lorsque nous voyons entrer en nous des choses un peu étonnantes, qui n’entrent dans aucune de nos catégories internes, quoi de plus naturel que de rejeter ces choses ? Pourquoi effectuer toute une démarche intellectuelle visant à produire de nouvelles cases où ranger cette part insolite de la réalité ?
Pourquoi s’embêter à réfléchir, à complexifier les choses, alors que l’on pourrait faire simple et efficace ? Pourquoi perdre du temps pour si peu ? Et puis, si ces choses n’entrent pas dans nos cases, ne serait-ce pas la preuve qu’elles sont inutiles ? Si elles servaient vraiment à quelque chose, elles auraient trouvé leur place naturellement, non ? nous rejetons toutes les choses incasables, en les prétextant inutiles ou sans intérêt, pour éviter d’avoir à construire de nouvelles catégories pour les ranger : en un mot, pour éviter d’avoir à les penser. Donc, nous les rejetons, donc, nous les refusons !
Mais il y a autre chose… Si cette part étrange de la réalité n’entre pas dans nos cases, n’est-ce pas le signe qu’elle est mauvaise et qu’il faut s’en prémunir ? Cette réalité bizarre n’est-elle pas dangereuse, menaçante, bouleversante ? Nos cases ne sont-elles pas là pour nous protéger contre tout ce qui ne montre pas patte blanche ? Et c’est ainsi que nous passons à côté de toute une dimension de la réalité, par peur qu’elle nous déstabilise et nous étonne, par volonté de lui donner la forme de notre esprit, par haine de ce qui nous est inconnu et imprévisible. Vous l’aurez compris : nous avons un rapport malsain à la réalité, n’acceptant d’elle que ce que nous en connaissons déjà, rejetant d’elle tout ce qui nous remettrait trop en question. Cela a deux conséquences.
La première est que la réalité semble très ennuyeuse : chaque nouvelle information, chaque nouvel élément, vient se ranger à sa place, mécaniquement, comme une gare de tri automatique, sans nous étonner, sans nous renouveler. Cela devient un peu barbant, à la longue ! Alors, nous inventons des mondes parallèles, des réalités virtuelles, des fake news qui viennent pimenter un peu notre quotidien. L’être humain est un drôle d’animal qui rejette de la réalité tout ce qu’elle recèle d’étonnant et qui, s’ennuyant par conséquent trop, va créer lui-même son propre étonnement : d’un côté, il diminue la réalité et de l’autre, il l’augmente ! Dans tous les cas, il la rejette telle qu’elle est. La seconde conséquence est que, l’air de rien, subrepticement, nous passons à côté du monde, en tout cas, à côté de sa dimension hybride… Extrait de Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020
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